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de sang est fortement tranchée, tandis qu’en France elle est presque insensible, n’est-ce pas précisément parce que les causes d’ordre social ont plus longtemps et plus profondément remué notre pays dans les temps modernes, comme le prouve le degré exceptionnel d’assimilation et d’unification nationale réalisé par lui ?

J’oubliais un argument a fortiori qui a peut-être sa valeur. Je ne vois pas pourquoi le crime, plutôt que la folie et le génie, dépendrait de causes naturelles avant tout et non sociales. S’il est démontré, par la statistique notamment, que le génie et la folie sont des suites d’états sociaux, nous devons croire à plus forte raison que le crime s’explique de même. Je dis à plus forte raison, puisque, de ces trois anomalies, les deux premières nous rendent étranger au milieu social et la troisième nous met en lutte avec lui ; celle-ci dépend donc bien plus de lui que les autres. — Or, pour la folie, il n’y a pas de contestation possible ; la statistique, qui révèle sa progression parallèlement à celle d’influences sociales bien déterminées (vie urbaine, instruction, célibat, etc.), est d’une éloquence irréfutable. Quant au génie, scientifique par exemple, qu’on lise l’ouvrage de M. de Candolle à ce sujet. Il nous apprend, par le relevé des associés ou correspondants étrangers qui ont été élus par diverses sociétés savantes depuis deux siècles, classés d’après leur nationalité, leur religion, leur profession ou leur caste, « qu’une grande diversité de causes influe sur la production des savants distingués, et que les causes morales (ajoutons, pour compléter sa pensée, sociales) ont plus d’importance que les causes matérielles. » L’exemple de la Suisse est merveilleusement propre à faire ressortir cette vérité. Ce petit pays, dans son ensemble, a fourni un chiffre de savants de génie très supérieur à celui que sa faible population devait faire attendre ; et, dans les cantons protestants, la proportion s’élève à un point extraordinaire. Pourquoi ? Parce que les conditions sociales qui favorisent le développement scientifique original, conditions précisées et soigneusement cataloguées par M. de Candolle, se sont trouvées réunies en Suisse à un degré exceptionnel, surtout dans les régions protestantes. Est-ce à dire que le génie ne soit pas un don de nature, ni la folie un malheur naturel ? Non. C’est du sein de la race, aidée du climat, qu’éclosent sans nul doute les candidatures au génie, ajoutons à la folie et au crime. Mais c’est la société qui choisit les candidats et les consacre, et, puisque nous voyons qu’elle pousse de la sorte les uns aux académies ou aux hospices d’aliénés, nous ne devons pas être surpris qu’elle détermine l’entrée des autres au bagne.