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TARDE. — problèmes de criminalité

énorme, à moins qu’on n’aime mieux y voir avec moi l’effet de notre vieux passé de civilisation devenue constitutionnelle. En tout cas, à quelque race qu’il appartienne l’homme qui s’échappe de la vie « ne se serait jamais suicidé, dit Morselli avec raison, s’il avait vécu loin des autres hommes et s’il n’avait participé aux misères de ses semblables. » Ce passage de l’éminent statisticien suffirait à justifier, contre Morselli lui-même, mon point de vue essentiellement sociologique, et à montrer que, tout en reconnaissant la réalité et l’énergie des influences naturelles, il n’est point permis de les mettre sur la même ligne que les influences sociales. En effet, les premières n’agissent que si les secondes interviennent. Dans l’homme isolé, soustrait, par hypothèse, au contact d’autrui, les causes naturelles qui poussent à la destruction de soi continueraient d’agir, mais en vain. Elles prendraient un autre cours. Si faible que soit l’action sociale, comparée aux actions physiques ou physiologiques, elle est déterminante parce qu’elle est immédiate. C’est le mouvement léger du bras de l’aiguilleur et non l’effort puissant de la vapeur qui détermine le passage du train sur la voie où il s’engage. Mais autre chose est la contribution proportionnelle de chaque peuple à l’envahissement d’une maladie, autre chose est cet envahissement même, cette marche en avant. À cette question pourquoi le suicide est-il partout, ou presque partout en progrès, quoique plus ou moins suivant les races ? on ne peut répondre qu’en invoquant des causes d’ordre social. — Mais, parmi celles-ci, les causes économiques n’ont pu jouer qu’un faible rôle, s’il est vrai que le bien-être et l’aisance se sont répandus et ont progressé en même temps que cette grande épidémie meurtrière. Les causes politiques doivent également être éliminées, comme le prouve la marche régulière du fléau à travers les périodes de calme ou de crise. Il ne reste que les causes proprement sociales, les causes viscérales en quelque sorte, qui constituent la vie végétative, sans trouble et sans intermittence, des sociétés. Toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’une série statistique régulièrement ascendante, soyons sûrs qu’elle nous traduit une propagation imitative, une contagion mentale et morale d’homme à homme, c’est-à-dire ici la diffusion graduelle d’idées nouvelles qui se superposent et se substituent aux anciennes croyances. — On s’explique de la sorte la fréquence plus grande du suicide, non seulement dans les pays septentrionaux plus modernisés, comparés aux pays méridionaux plus attachés à la tradition, mais encore dans les classes supérieures, plus éclairées, comparées aux classes populaires, plus malheureuses pourtant, et dans les milieux urbains comparés aux campagnes.