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PAULHAN. — le langage intérieur

position pour étudier les phénomènes qui composent le langage intérieur sont : 1o l’observation intérieure et les interprétations auxquelles ses résultats donnent lieu ; 2o l’expérimentation ; 3o l’analyse des phénomènes morbides. Nous emploierons, quand cela sera possible, les trois ordres de faits.

§1. Images visuelles. — Lorsque je pense à un nom ou que je me représente une phrase quelconque, je ne remarque rien généralement parmi les données de ma conscience qui ressemble à une représentation visuelle des mots écrits ou imprimés. Mais les habitudes mentales diffèrent beaucoup à cet égard d’une personne à l’autre, et il faut se garder d’ériger en formule générale ce que l’on observe chez soi. En fait nous avons des témoignages directs qui nous attestent la part que peuvent prendre, dans les représentations des mots ou même dans les représentations des sons musicaux, les images de forme ou de couleur. Je suis cependant porté à croire que le fait n’est pas très fréquent, mais il existe. M. Montchal, bibliothécaire de la Société de lecture de Genève, a écrit la lettre suivante à la Revue philosophique[1] : « Unique bibliothécaire pour 80 000 volumes classés dans une vingtaine de salles, à chaque instant on me prie d’indiquer la collection, le volume, la brochure, le journal où se trouve tel article. Ma mémoire ne dépasse pas la moyenne. Pourtant il est rare que je ne satisfasse pas immédiatement le chercheur, grâce au rappel plus ou moins rapide, non pas des sons, mais du format, de l’aspect typographique, des périodes, des phrases, des mots, de la couleur, des détails de la reliure. Dans un autre domaine, si je dois exécuter de mémoire un morceau de piano difficile, les œuvres du compositeur H. Ruegger, par exemple, les combinaisons sonores m’apparaissent après la vision nette du dessin rythmique et de la courbe mélodique. Dans une lecture expressive à première vue, l’aspect de la page ou des deux pages suffit pour guider le lecteur, et la mémorisation d’un morceau à déclamer sera promptement obtenue si l’on considère l’ensemble des signes graphiques. » Voici également une note suivante, communiquée par une personne qui avait remarqué les faits qu’elle signale avant d’avoir entendu parler de la question, sans avoir, par conséquent, subi aucune espèce d’influence théorique.

« Quand je pense à un mot ou à une phrase, je vois assez nettement ce mot ou cette phrase imprimés en caractères ordinaires, ou écrits de mon écriture ou de toute autre écriture ; les lettres d’un mot se détachent assez bien, et les intervalles entre chaque mot

  1. Voir le numéro de janvier 1883, p. 119.