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D’après M. Stricker, nos mots ou nos lettres pensés n’étant que des images motrices, il est impossible de se représenter à la fois deux lettres, deux syllabes, deux sons, si les muscles qui servent à les prononcer sont en tout ou en partie les mêmes : nous ne pouvons par exemple, d’après lui, nous représenter à la fois deux A ou deux R ou deux lettres quelconques semblables, ou même un A et un O par exemple, parce qu’une partie des muscles qui servent pour la prononciation de l’A servent également pour la prononciation de l’O. J’objectai à cela la possibilité que j’avais, tout en prononçant un A en prolongeant le son, de me représenter toute une série de voyelles, de syllabes et de mots. M. Stricker répondit à cette objection : « Pour prononcer un A, il faut mettre en un certain état les muscles de l’articulation : cet état produit, on peut prolonger le son A au moyen de l’expiration et innerver de nouveau les muscles de l’articulation de manière à se représenter en réalité O et E. Cette expérience ne répond pas à ce que je demande, car….. il faudrait pouvoir se représenter réellement et simultanément A et O en retenant sa respiration. Si quelqu’un le peut, alors je considérerai cela comme un argument[1]. »

J’ai fait depuis d’autres expériences qui me paraissent concluantes, mais d’abord je voudrais indiquer ce que l’argument de M. Stricker présente à mes yeux de défectueux. Quand je prolonge le son A à haute voix, sans doute, je ne prolonge pas la sensation initiale de la mise en jeu des muscles qui servent à le prononcer, mais je n’en continue pas moins à avoir une sensation très nette de l’innervation motrice particulière nécessaire à la prononciation de A, et les autres voyelles que je me représente pendant ce temps m’apparaissent, non pas comme un mélange d’images de mouvement et d’images auditives, mais bien comme des images auditives pures. Je dois mentionner ici une lettre de M. Bard, du collège d’Aubonne, près de Lausanne, qui constate les mêmes phénomènes et m’écrit : « Pendant que je prononce à haute voix le son A prolongé, je puis très bien, en même temps, me représenter un autre son, celui de E, de T, de P par exemple, ou même les sons d’un mot entier, et cette représentation est pour moi une image auditive. Tant que dure l’émission à haute voix de l’A, je ne peux pas me représenter comme image motrice un autre son quelconque. » Je persiste donc à croire que cette expérience a une certaine valeur.

Mais je puis au besoin me placer dans l’hypothèse où l’image

  1. Voir Anzeiger der K. K. Gesellschaft der Aertze in Wien, janvier 1885.