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n’avons qu’un centre pour le son articulé R ? Un examen attentif nous explique cette contradiction. Au moment où je commence à articuler par la pensée « Roland », où par conséquent, tandis que « Ro » se présente au premier plan, « recula » s’éveille, je n’ai pas en effet obscurément en moi l’idée de « recula », mais seulement celle de « ecula ».

Il résulte évidemment de cette observation que M. Stricker peut avoir à la fois présentes à la pensée avec des degrés divers de vivacité les voyelles A, E, O ; cela peut suffire, je crois, pour qu’une forte objection se dresse contre sa théorie. De plus, j’ai repris personnellement l’expérience, et je puis me représenter à la fois l’R de Roland, et l’R de recula. Je les distingue même très bien, la seconde semblant venir d’ailleurs et roulant plus et autrement que la première, elle se présente du reste comme une image auditive très faible, abstraite pour ainsi dire.

Enfin, certaines observations faites par des médecins paraissent établir aussi que l’image motrice n’est pas nécessaire à l’usage de la parole intérieure. J’emprunte quelques faits au livre de M. Kussmaul. « Bouillaud assista en 1828 à l’autopsie d’un jeune homme qui avait succombé dans le service chirurgical de Ph. Boyer. Il avait reçu dans l’orbite gauche un coup de parapluie tellement violent, que l’œil en était sorti. Parmi les accidents survenus, on constata, pendant les huit premiers jours environ que le malade survécut, une perte constante de la parole. Le malade comprenait, dit-on, les questions, mais ne pouvait y répondre. Le malade écrivait pour demander ce dont il avait besoin, et il faisait remarquer qu’il avait sa mémoire, mais qu’il lui était impossible de prononcer les mots. L’examen cadavérique fit constater un ramollissement avec suppuration du lobule antérieur gauche du cerveau, qui avait été comme labouré d’avant en arrière, par le bout du parapluie jusque vers l’extrémité antérieure du ventricule latéral correspondant[1].

L’observation suivante me semble également fort importante. « Boinet cite le fait d’un homme à l’autopsie duquel on trouva dans la troisième circonvolution un vaste abcès, situé à 5 centimètres de l’extrémité antérieure du lobe frontal gauche, juste en dehors du corps strié auquel il touchait. Au pourtour, un peu moins de consistance de la substance cérébrale, mais sans la moindre trace de ramollissement vrai ; légères adhérences méningées. À la suite de la guérison de la plaie du trépan, ce malade avait recouvré l’intelli-

  1. Kussmaul, Les troubles du langage, p. 202. Voir un autre cas cité, Bastian : Le cerveau comme organe de la pensée, t.  II, p. 260.