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PAULHAN. — le langage intérieur

elles à part, et sont-elles en rapport avec un centre particulier ? Je ne puis guère exprimer sur ce point une opinion parfaitement arrêtée ; toutefois je serais assez porté à croire que ces images abstraites ne sont que des dérivés des images concrètes et des produits de l’excitation plus faible, mais mieux coordonnée des différents centres qui peuvent contribuer à l’image concrète, et aussi aux tendances et aux autres images associées à cette image concrète. La pensée serait ainsi une sorte de résidu de l’imagination et du mouvement, et une systématisation de résidus. Remarquons qu’il est parfaitement inutile, quand nous pensons à un objet, dans la plupart des cas au moins, et à moins que, comme dans l’art, nous ne cherchions l’image pour l’image elle-même, il est parfaitement inutile, dis-je, que nous ayons une image concrète de l’objet représenté. Les mathématiques donnent une vérification constante de ce fait. Si je veux savoir combien de moutons j’aurai en mettant ensemble deux troupeaux, l’un de trois cents bêtes, l’autre de deux cents, je n’ai pas besoin de réveiller en moi l’image des moutons, avec leur physionomie et leur allure particulière, non seulement les images concrètes ne sont pas nécessaires, mais plutôt elles me gêneraient. Il suffit de réveiller en moi ces tendances, ces représentations abstraites qui se rattachent au nombre des moutons. Ce fait, qui est ici évident, se reproduit ailleurs. Quand il s’agit de diriger un corps d’armée sur un champ de bataille, le général n’a pas besoin d’évoquer la vision mentale des soldats, il ne les considère que sous certains rapports. Ce fait se reproduit très souvent et dans une immense quantité de circonstances diverses. Presque toujours, quand nous pensons à un objet, nous ne l’envisageons pas dans son ensemble, mais bien sous un rapport particulier et bien déterminé, et nous n’avons que faire de la vision mentale et de l’image vive sous quelque forme que ce soit de l’objet dont nous nous servons. L’intelligence consiste dans une désorganisation et dans une nouvelle organisation des données de la sensation ; le premier procédé est une analyse, le second est une synthèse, d’un côté nous prenons un caractère de l’objet que nous isolons des autres, de l’autre nous rapprochons ce caractère d’autres caractères semblables d’autres objets, et nous le mettons en rapport avec d’autres abstraits de même nature pour former soit des classes abstraites, soit des combinaisons et des complexus de lois devant servir de base et de point de départ aux tendances motrices qui règlent notre conduite. Forcément, fatalement, l’image concrète ne représente que le premier terme de la fonction mentale de l’homme ; elle doit faire place aux représentations abstraites plus ou moins nettes, et n’apparaît plus dans le fonctionnement général de