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PAULHAN. — le langage intérieur

association. Il est aisé de vérifier cette proposition par l’expérience.

Lorsque nous lisons, il nous arrive quelquefois de transformer les mots écrits en images sonores, comme M. Egger, ou en images motrices, comme M. Stricker. Il arrive aussi que nous ne transformons les mots écrits en aucune représentation de mots, le mot écrit éveille immédiatement l’idée, c’est-à-dire le langage intérieur abstrait de la première des deux espèces que nous venons de distinguer. J’ai eu l’occasion de remarquer que je comprenais un mot écrit, c’est-à-dire que je le rattachais à l’idée directement sans me représenter mentalement aucun son ou aucun mouvement. Je trouve la même remarque dans un article de M. Caro à propos du livre de M. Egger. On trouvera dans les détails de la citation, sans que j’y insiste, des remarques qui me paraissent confirmer certaines des opinions que j’ai émises. « Même quand nous lisons, dit M. Caro, je crois bien sentir que nous ne parlons pas toujours notre lecture. Par exemple, quand il nous arrive de lire très rapidement du regard, de saisir d’un coup d’œil des phrases entières, comme cela est un fait ordinaire aux hommes d’études, dans ce cas-là et dans d’autres analogues il ne se produit pas en nous une succession de sons intérieurs, il y a un fait de compréhension pure, d’intuition presque immédiate qui n’admet pas ce déroulement de la parole intérieure… ; il en est de même quand nous pensons avec cette vitesse que comporte l’idée[1]… » Je puis d’ailleurs lire non seulement sans entendre intérieurement, mais même sans voir tous les mots que je lis, et l’idée arrive sans le mot correspondant, inductivement éveillée par les idées que ravivent les mots aperçus, sans que le mot lui-même soit nécessairement suggéré, bien qu’il puisse l’être quelquefois et apparaître en ce cas comme une image auditive, ou motrice, ou visuelle.

Nous sommes donc amenés à donner aux représentations abstraites, aux idées, une importance prépondérante dans le langage intérieur, mais nous pouvons encore aller plus loin. Sans l’idée, la perception ou l’imagination du mot peut être bien empêchée. Tout le monde sait que nous entendons beaucoup plus facilement les paroles d’un chant quand nous les comprenons ; quand nous entendons parler autour de nous une langue étrangère que nous ne connaissons pas, non seulement nous ne comprenons pas le sens des paroles, mais nous ne comprenons pas même les paroles elles-mêmes ; de même les malades atteints de surdité verbale disent n’entendre les mots que comme un bruit confus, bien que le sens de l’ouïe soit chez eux

  1. Caro, La parole intérieure (Revue politique et littéraire, 22 juillet 1882, p. 106).