Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
revue philosophique

suspect à l’échafaud, et les preuves rigoureuses qu’il réclame à une époque de tranquillité parfaite pour envoyer un récidiviste même en prison ! Quel contraste entre les jugements d’un tribunal militaire qui, en temps de guerre, le lendemain d’un combat, fait fusiller sur de simples apparences un prétendu espion, et les décisions de ce même tribunal durant la paix ! — Rien de plus variable, en vérité, que le degré de foi d’où dépend la condamnabilité des gens ; il varie de zéro à l’infini, du doute à la certitude. — Cela ne nous surprendra point si nous analysons avec soin cet état psychologique très spécial qui consiste pour le juge à être fixé. Un avocat expérimenté ne manque jamais de reconnaître le moment précis où, brusquement, capricieusement parfois, le magistrat devant lequel il parle vient de franchir cette ligne ; et, à partir de ce moment, il sait qu’il est inutile de parler pour lui. Qu’est-ce donc que cette fixation, cette solidification mentale, subite et singulière, dont il s’agit ? Il y entre autant de décision que de conviction. À force d’osciller d’une opinion à l’autre, l’esprit du juge se lasse ; un acte de volonté intervient au milieu de ses oscillations, en voie de décroissance d’ailleurs, et y met fin tout à coup ; mais cet acte n’est point senti, et, de la meilleure foi du monde, le juge se croit beaucoup plus éclairé qu’il n’était une seconde avant. Pourtant la stabilité de cet équilibre intime est obtenue par des degrés très variables de conviction. Une conviction faible soutenue par une décision ferme donne lieu à une fixité aussi grande qu’une conviction forte unie à une décision molle. Si donc la volonté d’être convaincu va grandissant pour une cause quelconque, à raison des circonstances où l’on se trouve, la conviction proprement dite peut décroître impunément. De là sans doute les inégalités numériques que nous venons de signaler.

Mais théoriquement, à quelle règle soumettre ces variations ? En ce qui concerne une question non sans analogie avec la nôtre, on a dit que la gravité des peines devait être en raison directe des risques de punition et en raison inverse des chances d’impunité, dans un état social donné. Cette espèce de théorème pénal demande à être complété, ce me semble, par celui-ci : Le minimum de probabilité qui rend condamnable doit varier, dans un temps et un pays donnés, en raison directe de la sécurité et de la tranquillité publiques, et en raison inverse du désordre[1] ; par conséquent, toutes choses égales d’ailleurs (c’est-à-dire toutes autres causes d’alarme ou de confiance étant égales), en raison inverse du chiffre de la criminalité.

  1. Bien entendu, dans une certaine mesure seulement. Il n’est jamais entré dans ma pensée de justifier la justice révolutionnaire, telle qu’on l’a vue fonctionner parmi nous à diverses époques.