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ANALYSES.ed. e. saltus. Philosophie du désenchantement.

L’énigme du sphinx, — Les pays frontières du bonheur, — Le grand repos, — La vie est-elle une affliction ? sont tout à fait alléchants et ne mentent pas. M. Saltus évoque d’abord les âmes des poètes qui ont jugé la vie, comme Leopardi, à la souffrance de leur cœur, et donné une langue au sentiment personnel de la douleur humaine, en attendant que les modernes philosophes édifiassent une métaphysique sur le fond de ce sentiment. Puis il fait passer devant nos yeux la figure si vivante de Schopenhauer, dont il expose les idées d’une façon assez complète, et une curieuse anecdote lui sert à introduire à la suite M. de Hartmann, qu’il nous fait aussi mieux connaître. Il a visité lui-même à Berlin le philosophe, et sa personne lui a été sympathique, autant que sa conversation lui a paru variée et attrayante.

Que pense pourtant M. Saltus de la doctrine, et devons-nous le compter décidément au nombre des pessimistes ? Il a eu l’habileté de nous faire attendre sa réponse, et il nous oblige à la deviner, tandis qu’il dispense d’une main indifférente et l’éloge et la critique. Il est de ceux, cela est certain, qui n’acceptent pas bonnement la vie, à main levée, comme une possession plus ou moins agréable, mais qui regardent « à la bouche » le présent qui leur est offert, afin de savoir si vraiment il vaut d’être accepté. Il est homme de sentiment, et dilettante, à ce qu’il semble encore, plutôt qu’il n’est un homme de système ou un atrabilaire, et je m’abuserais beaucoup si la grosse œuvre métaphysique des deux maîtres à qui il paye un tribut d’admiration ne lui était plus lourde à porter que ce dégoût même de la vie, qu’elle prétend expliquer et justifier.

Kant, selon M. Saltus, parce qu’il a « opéré avec succès de la cataracte une nation entière », aurait été le promoteur de l’école pessimiste, et la mission de Schopenhauer aurait été ensuite de montrer à l’opéré de Kant ce qui réellement se voit dans le monde. L’image est assez piquante, et elle ne nous dit cependant pas pourquoi le philosophe de Koenigsberg a été le parrain de Schopenhauer. Otto Liebmann, un disciple du vrai Kant, a mis au contraire en pleine lumière que le fantôme de la chose en soi, épargné imprudemment par le grand critique, est devenu la volonté de Schopenhauer et l’inconscient de M. de Hartmann, et les procédés mêmes de la philosophie kantienne, ajouterai-je, ont été employés (et faussés, je le veux bien) par ces derniers, aussi bien que par Schelling et par Hegel, au profit de leurs constructions particulières.

M. Saltus ne me paraît pas très ferme, en somme, sur le pessimisme doctrinal ; je le jugerais plutôt un pessimiste sentimental, et je ne vois pas très bien, quoi qu’il en soit, comment il arrive à concilier ses éloges avec ses réserves à l’endroit d’une fantaisie spéculative qu’il n’est pas éloigné quelquefois de qualifier d’extravagante. Il estime, par exemple, que sa doctrine de la volonté est une « découverte » qui portera le nom de Schopenhauer, à l’égal de celui de Colomb, à la postérité la plus reculée, et il admire, d’autre part, autant qu’il la juge téméraire, la concep-