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paraît erronée, et nous allons en donner de suite une raison simple.

Considérons, pour abréger, l’ensemble des conditions d’un phénomène donné comme un phénomène unique, et soit B un phénomène quelconque, A son antécédent inconditionnel. Nous disons maintenant que l’antécédent A ne peut pas produire, de quelque façon d’ailleurs qu’il convienne de l’entendre, le conséquent B. En effet ces deux phénomènes, en raison même de ce qu’ils sont successifs, sont non seulement divisibles, mais encore actuellement et effectivement divisés à l’infini par le temps dans lequel ils s’écoulent. On peut donc, à bon droit, leur appliquer ce que Leibniz dit des corps, que ce sont des totaux, des agrégats, par conséquent de purs êtres de raison, non des choses réelles. Et, s’ils ne sont rien en eux-mêmes, comment admettre que le premier puisse produire le second, et le second être produit par le premier ?

Mais il nous faut envisager la chose d’un peu plus près. Comment peut-on concevoir le rapport de deux phénomènes A et B dont l’un est censé être la cause de l’autre ? Il faut évidemment de deux choses l’une : ou bien que ces deux phénomènes aient lieu simultanément, ou bien que celui des deux qui est effet, succède à l’autre qui est cause. S’ils sont rigoureusement simultanés — et c’est ce qui arrive lorsque de certains mouvements intestins de la matière se manifestent à nos sens par des apparences telles que lumière, chaleur ou son — alors il est clair qu’il n’y a plus, en réalité, qu’un seul et même phénomène que nous appelons un peu arbitrairement causé en tant qu’il se manifeste, et effet en tant qu’il est manifesté[1] ; et par conséquent il n’y a plus véritablement de causalité. S’ils sont successifs, comme aucune des phases de A ne peut rien produire après qu’elle a cessé d’exister, et que d’autre part aucune des phases de B ne peut être produite avant le moment où elle commence d’être, nous serons réduits à dire que le dernier moment de A produit le premier moment de B, ce qui est absurde, puisque ce dernier et ce premier moment ne sont que des limites, et ce qui, de plus, est tout autre chose que de dire : A produit B.

Pour mettre, s’il est possible, ce dernier point en plus complète évidence encore, laissons de côté définitivement toutes ces apparences auxquelles nous sommes accoutumés à donner le nom de

  1. « Les qualités secondes, dit M. Lachelier, ne sont point des phénomènes, quoiqu’elles soient des apparences bien fondées et non de vains rêves : elles existent, non en elles-mêmes, mais dans le mouvement sur lequel elles reposent, et dont elles suivent fidèlement toutes les vicissitudes : elles sont en nous par elles-mêmes, et hors de nous par ce qu’elles expriment. Le mouvement est le seul phénomène véritable, parce qu’il est le seul phénomène intelligible. » (Du fondement de l’induction, p. 65.)