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JANET.actes inconscients, etc.

ment le somnambule à qui on a suggéré d’accomplir un acte dans treize jours n’a pas besoin d’une faculté particulière et mystérieuse pour mesurer le temps ; il se trouve dans les mêmes conditions que nous tous ; il voit le jour et la nuit ; il voit l’heure sur les horloges et je ne comprends pas pourquoi il mesurerait le temps d’une façon mystérieure, quand rien ne l’empêche de le mesurer de la façon ordinaire. Mais, dira-t-on, il n’a pas souvenir, il n’a pas conscience de la suggestion ; cela n’empêche pas que le jour et la nuit ne fassent impression sur lui, et, pour exécuter la suggestion à l’heure dite, il n’a qu’à les compter. Il est vrai que ce compte doit être fait sans conscience, puisque le sujet dans sa conscience ordinaire ne sait pas qu’il a une action à accomplir dans treize jours. Mais, de toute façon, ce n’est qu’une faculté de compter inconsciemment des choses parfaitement réelles et non une faculté mystérieuse de mesurer le temps qui me paraît ici inutile. Cela dit, je trouve que M. Paul Janet a parfaitement raison d’autre part de distinguer cette opération-là d’un souvenir ordinaire, et ce genre particulier de suggestion de tous les autres. Quand on fait une suggestion ordinaire : « Dès que vous verrez M. X… vous l’embrasserez », le somnambule, une fois réveillé, ne garde rien dans sa conscience, ou plutôt il conserve une association d’idées latente qui n’a pas besoin de se traduire actuellement en phénomène psychologique. Nous-mêmes, nous ne savons pas toutes les associations latentes qu’il y a dans notre esprit ; la vue de telle personne doit peut-être réveiller en nous une idée triste ou gaie dont nous ne nous doutons pas maintenant. Le somnambule réveillé a dans sa tête une association latente de plus : la vue de M. X… éveillera en lui l’idée de l’embrasser. Il n’y a rien là qui sorte de la psychologie la plus normale. Mais, dans le second cas, quand on lui a dit : « Vous ferez tel acte dans treize jours, » sa pensée ne peut pas oublier entièrement la suggestion au réveil ; celle-ci ne peut pas rester latente jusqu’au treizième jour, car ce treizième jour n’étant pas en lui-même différent des autres n’éveillerait pas en lui l’idée de la suggestion plus que le douzième ou le quatorzième. Il faut que depuis son réveil et dans tout l’intervalle il pense sans cesse : « C’est aujourd’hui le premier jour, ou le second… » puis, quand il pensera : « C’est le treizième », l’association se fera. Or, il est évident pour tout le monde que les somnambules réveillés n’ont pas un tel souvenir et n’ont pas conscience de faire ces remarques et ce compte. Cependant le compte doit être fait. Nous avons ici non pas une association, c’est-à-dire une pure possibilité persistant à l’état latent, mais de véritables phénomènes psychologiques, des remarques, des comptes, en un mot des jugements persistant pendant treize jours dans la tête d’un individu