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n’est possible sans concept, aucun concept sans percept, aucun percept sans sensation et inversement. Même la sensation, au moins dans l’homme, est « imprégnée de pensée » (p. 21). Il faut compléter ainsi la formule de Locke : Nihil est in sensu quod non simul sit in intellectu (p. 22). M. Müller ne dit pas au juste ce qu’il entend par sensation. Il s’excuse en remarquant que c’est « l’acte le plus mystérieux… un fait ultime dans notre monde subjectif comme le mouvement l’est dans le monde objectif » (p. 21). Pourtant, en qualifiant les percepts de déterminés par les catégories d’espace, temps et causalité, d’états non plus simplement passifs, mais tels au contraire qu’ils nous suggèrent la pensée d’une cause extérieure, il affirme implicitement que la sensation n’était rien de tout cela.

Le plus difficile est de prouver que les concepts sont impossibles sans mots. « Si la question est posée d’une manière vague, c’est-à-dire si l’on demande : pouvons-nous penser sans mots ou parler sans pensée ? il est difficile d’y répondre. On doit définir ce que l’on entend par penser et ce que l’on entend par parler. Si, comme Descartes le veut, toute espèce d’activité interne, sensation, peine, plaisir, rêve ou volition, est appelée pensée, sans doute nous pouvons penser sans mots. D’autre part, si toute espèce de cri ou de hurlement, ou même les sons de mots réels, mais empruntés à une langue étrangère, sont appelés langage, nous pouvons parler sans pensée ; mais c’est là postuler toute la question. Nous n’entendons pas par pensée le simple fait d’éprouver des sensations ou de vouloir des actes, ni par mots de simples sons. Nous entendons par langage ce que les Grecs appelaient logos, mot et signification réunis, ou mieux encore quelque chose dont le mot et la signification ne sont pour ainsi dire que les deux faces.

« Nous pouvons donc, pour certaines fins, distinguer la simple activité de la pensée, telle qu’elle est dépeinte dans la logique formelle, des objets de cette activité ; mais si nous demandons ce que sont les objets immédiats de notre activité pensante, nous trouverons toujours qu’ils sont des mots exprimant nos concepts des choses, mais non des choses ou des concepts. Cogitamus, sed verba cogitamus » (p. 29). M. Müller croit avoir établi ainsi l’inséparabilité du langage et de la pensée.

Il n’y a donc ni langage sans pensée ou, plus précisément, sans concept, ni concept sans langage. « Un nom n’est rien s’il n’est pas le nom d’une chose, une chose n’est rien si elle n’est pas la chose d’un nom » (p. 35). « Les choses ne sont pour nous que ce que nous signifions par leurs noms. On peut dire de chaque nouvelle addition à notre expérience qu’elle change, corrige ou complète à la fois l’intension ou l’extension de nos noms, mais, avant de pouvoir utiliser nos connaissances nouvelles, nous devons toujours les incorporer dans un vieux ou dans un nouveau nom » (p. 35). — On peut faire à tout cela beaucoup d’objections : 1o Si on peut se servir d’un vieux nom pour une connaissance nouvelle, il s’ensuit qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre le nom