Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
E. BEAUSSIRE.questions de droit des gens

elle est la gardienne sont en péril ; nul droit n’est respecté. La propriété publique et les propriétés privées sont exposées à l’invasion et à la dévastation. Les liens de famille sont suspendus pour faire place au devoir supérieur de défendre la patrie. La liberté individuelle, le libre exercice des professions sont remplacés par la discipline rigoureuse qu’exige le même devoir. C’est le plus noble sans doute autant que le plus impérieux des devoirs, mais il ne décharge pas la société de l’injustice qu’elle a commise, si elle n’a pas, de son côté, rempli tout son devoir, en recherchant et en acceptant tous les moyens honorables d’éviter la guerre. Or ces moyens, pour atteindre sûrement leur but, doivent aller au delà des négociations, des arbitrages, des conférences et des congrès ; ils réclament, pour les sociétés comme pour les individus, un « état juridique », c’est-à-dire un état où tous les droits reçoivent des définitions précises et une protection efficace. Ils réclament, en un mot, une législation, une justice, une puissance exécutive internationales.

IX

C’est une pure utopie, crie-t-on de toutes parts. Rien de pareil n’a jamais existé et n’a chance d’exister dans l’avenir. Les individus subissent l’état social, parce qu’ils sont nés dans cet état, qui a été également l’état naturel de leurs pères, de leurs ancêtres, de l’humanité tout entière, depuis ses origines les plus reculées. Les sociétés ne subiront jamais entre elles un tel état, parce qu’il faudrait le créer de toutes pièces et aliéner à son profit une portion de cette souveraineté qui se confond pour elles avec l’idée qu’elles se sont toujours faite de leur existence même.

Nous répondrons que les sociétés particulières ne se sont pas créées, en effet, dans le sens complet du mot, mais que leurs transformations ont été autant de créations partielles, dont quelques-unes sont précisément le type de celle que réclame le droit international. Il ne faut pas remonter aux origines de l’humanité ; il ne faut que se rappeler l’histoire de l’Europe chrétienne et civilisée, il y a quelques siècles. Elle était en proie aux guerres privées et ce n’était pas pour elle un état intermittent, comme le sont, pour l’Europe contemporaine, les guerres entre les nations ; c’était son état permanent et en quelque sorte normal. Les guerres privées ont cessé, par l’établissement de lois fixes, de tribunaux réguliers, d’une force exécutive suffisamment armée. Elles ont cessé parce qu’on a réussi à plier au joug légal de fières volontés, non moins jalouses de leur indépendance que le sont de leur souveraineté les sociétés actuelles.