Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
137
DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

reste comment Stuart Mill lui-même la résume : « Nous avons une sensation qui accompagne le mouvement libre de nos organes, de notre bras par exemple. Cette sensation se modifie diversement par la direction et par la quantité du mouvement. Nous avons divers états de sensation musculaire correspondant aux mouvements du bras, en haut, en bas, à gauche, à droite, ou dans n’importe quel rayon de la sphère dont l’articulation, autour de laquelle tourne le bras, forme le centre. Nous avons aussi différents états de sensation musculaire, suivant que le bras est mû davantage, soit avec une vitesse plus grande, soit avec la même vitesse, mais pendant plus longtemps ; on apprend vite que ces deux mouvements sont équivalents, en voyant qu’un plus grand effort porte la main en un temps plus court d’un même point à un même point, c’est-à-dire de l’impression tactile A à l’impression tactile B. Ces espèces et ces qualités différentes de sensations musculaires, dont nous faisons l’expérience quand nous passons d’un point à un autre, sont tout ce que nous avons en vue, quand nous disons que ces points sont séparés par un espace, qu’ils sont à des distances différentes et sur des directions différentes[1]. » En d’autres termes, et pour réduire à sa plus simple expression la pensée de Stuart Mill et de M. Bain, notre idée d’un intervalle entre deux points tactiles A et B n’est rien de plus que l’idée de la série des sensations musculaires par lesquelles nous aurions à passer pour mouvoir notre main du point A au point B.

Reste à discuter cette théorie. Nous ne lui opposerons pour le moment qu’une seule objection, à savoir que l’idée d’espace, telle qu’elle existe chez tous les hommes, étant l’idée d’une infinité de parties simultanément existantes, c’est à tort que l’école associationiste veut en rendre compte au moyen d’une série de sensations musculaires qui ne peuvent être que successives. Pour que cette théorie fût acceptable, il faudrait de deux choses l’une ou bien que l’on pût montrer que l’idée d’espace n’est pas celle d’une simultanéité de parties ; ou bien que l’on pût expliquer de quelle façon une série de sensations nécessairement successives, comme le sont les sensations musculaires, produit en nous l’idée d’une infinité de parties nécessairement coexistantes, comme le sont les parties de l’espace. Nous allons essayer de prouver que les deux voies sont également impraticables.

Prétendre que les diverses parties de l’espace ne nous apparaissent pas simultanément existantes est assurément un gros paradoxe. Ce paradoxe ne paraît pas avoir fait peur à St. Mill, du moins à certains

  1. Philosophie de Hamilton, p. 268.