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est tout ce qu’il y a de plus confus, tandis que l’image visuelle d’une distance de cent mètres est parfaitement nette, — et que l’on dise si les différents termes de cette série apparaissent à la conscience en simultanéité ou en succession. Donc, en admettant qu’il s’établisse des associations entre les images visuelles et les sensations musculaires, il est certain que les premières n’évoquent jamais les secondes que dans l’ordre successif ; et par conséquent, ces dernières ne prenant jamais et dans aucun cas le caractère, ni même l’apparence de la simultanéité, il n’y a pas lieu de vouloir faire remonter jusqu’à elles l’origine de notre idée d’espace.

Un mot encore sur ce sujet. Lorsque nous regardons une surface colorée de teinte uniforme, tous les points de cette surface sont évidemment identiques les uns aux autres : comment dès lors comprendre qu’une association puisse s’établir entre l’image toujours la même de l’un de ces points, et l’une des sensations musculaires toutes différentes entre elles auxquelles donnerait lieu en nous la description de cette surface par nos membres locomoteurs ? Comment un point coloré pourrait-il suggérer le souvenir d’un état musculaire, et un autre point identique au premier, le souvenir d’un état musculaire différent ? Pour que la théorie des philosophes anglais pût se soutenir, il faudrait qu’ils admissent des associations entre les divers états musculaires de l’œil, lesquels sont seuls différenciés entre eux, et des états musculaires correspondants des organes locomoteurs. Mais, à l’entendre ainsi, la thèse change complètement de face, et nous croyons n’être pas téméraire en disant que ce n’est plus là la pensée de MM. Mill, Bain et Spencer. Cependant nous nous proposons de l’envisager bientôt sous ce nouvel aspect, et cela, dans l’intérêt direct de notre théorie de l’irréductibilité des deux espaces. Contentons-nous, pour le moment, de faire remarquer que la théorie empiristique n’aurait rien à gagner à la modification dont nous parlons. La raison en est que, si les sensations de couleurs auxquelles donne lieu l’exercice de l’œil peuvent nous apparaître comme simultanées en raison de l’extrême rapidité avec laquelle elles se produisent, les sensations musculaires de l’œil sont au contraire irrémédiablement successives, comme celles des organes locomoteurs et, par conséquent, l’association qu’on supposerait exister entre ces deux séries de sensations musculaires ne ferait pas avancer d’un pas la question de savoir comment les parties de l’espace, si elles sont réellement perçues par le sens musculaire, peuvent apparaître à notre conscience comme simultanées.