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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

III

De la discussion qui précède il ressort une conclusion que nous considérerons désormais comme acquise, à savoir que les sensations auxquelles nous devons la notion d’espace ne sont pas les sensations musculaires, pas plus celles auxquelles donne lieu le mouvement des organes locomoteurs, que celles qui résultent des mouvements de l’œil. Par là se trouve écartée définitivement l’objection la plus sérieuse qu’ait eue à redouter notre thèse de l’irréductibilité des deux notions de l’espace chez les voyants et chez les aveugles, puisque, les sensations musculaires de la locomotion appartenant aux uns aussi bien qu’aux autres, si ces sensations pouvaient engendrer l’idée de l’espace, il n’y aurait évidemment aucune raison de penser que cette idée ne soit pas la même chez tous. Si nous pouvions maintenant, en reprenant le problème pour notre propre compte, en trouver une solution qui fût plus acceptable ; si surtout nous pouvions montrer que le processus suivant lequel l’idée d’espace se constitue est chez les aveugles tout autre que chez les voyants, nous aurions fourni, de l’irréductibilité des deux notions de l’espace, une preuve tout à fait directe, et peut être décisive. C’est ce que nous allons nous efforcer de faire.

À la théorie empiristique pure que nous venons d’examiner, s’oppose la théorie nativistique pure. Si la première de ces théories se caractérise très exactement par ce simple fait qu’elle prétend expliquer notre notion de l’espace par les seules sensations musculaires, sans aucune intervention des sens spéciaux, comme la vue et le toucher, la seconde, croyons-nous, ne se caractérise pas moins bien par la tendance toute contraire à rapporter cette même notion d’espace aux sens spéciaux seuls, sans aucune intervention du sens musculaire. Autant du reste l’empirisme paraissait opposé à la thèse que nous soutenons, autant le nativisme y semble favorable. Il est clair en effet que, si l’idée d’espace est donnée à la fois par les sensations spécifiques de la vue et par celles du tact, ce ne peut être que sous deux formes radicalement différentes l’une de l’autre. Cependant, à vrai dire, cette théorie ne nous paraît pas plus acceptable que la précédente. Nous n’entreprendrons pas ici de la réfuter à fond, ni même de rappeler les principales objections qui ont été élevées contre elles. Ces objections sont assez connues, et il est facile de les retrouver dans les ouvrages spéciaux où la question a été traitée[1]. Mais nous ferons valoir une raison qui n’a point été exposée

  1. Voir en particulier, dans la Psychologie allemande de M. Ribot, le chapitre intitulé : L’origine de la notion d’espace.