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encore, que nous sachions, et qui suffira peut-être à convaincre le lecteur de l’insuffisance du nativisme.

Prouver par une expérience directe que l’intuition de l’étendue ne nous est pas donnée par l’œil en même temps que la pure et simple sensation de couleur, contrairement à ce que soutiennent les nativistiques, serait peut-être difficile[1]. Mais ce qui paraît ne pas pouvoir se faire pour les perceptions de la vue se fait au contraire avec une facilité extrême pour celles du toucher ; et comme le problème est identiquement le même pour les deux cas, toute solution qui convient à l’un convient aussi à l’autre. Voici en quoi consiste cette preuve expérimentale. Si le nativisme était vrai, les voyants, et surtout les aveugles, devraient pouvoir se faire une idée exacte de la grandeur d’une surface rien qu’en posant la main à plat sur cette surface ; — pouvu bien entendu que la grandeur de cette surface n’excédât pas celle de la main, — et cela, par la simple appréciation de la masse des points tactiles avec lesquels la main se trouve en contact, par conséquent sans aucun recours au sens musculaire. Or il s’en faut de beaucoup que l’expérience donne sur ce point raison au nativisme. En fait ce n’est jamais de cette façon que l’aveugle-né procède pour mesurer des surfaces. Le seul moyen qu’il ait de se rendre compte de la grandeur d’un corps, c’est de parcourir avec le doigt les lignes au moyen desquelles se mesure la surface de ce corps. Par exemple, si vous mettez entre les mains d’un aveugle-né un livre ou un cahier dont les dimensions ne lui soient pas parfaitement connues, il commencera par appuyer ce livre ou ce cahier contre sa poitrine, de façon à le tenir dans la position horizontale ; puis, joignant ses deux mains au milieu du bord opposé à celui qui repose contre son corps, il les écartera jusqu’à ce qu’il arrive aux deux extrémités de la ligne qu’il parcourt : alors, mais alors seulement, il sera en mesure de nous dire quelle est la longueur de l’objet. Quelquefois cependant, en portant simplement ses mains aux deux extrémités d’une ligne de points matériels, comme un bâton, l’aveugle pourra en apprécier la longueur ; mais c’est que, dans ce cas, des expériences maintes fois répétées auront associé dans son esprit le sentiment qu’il a actuellement de l’écartement de ses bras avec l’idée de telle longueur précise, de sorte que, d’après ce sentiment, il reconnaîtra de suite cette longueur : mais l’opération primitive par laquelle il juge des étendues n’est pas modifiée pour cela ; l’habitude l’a seulement un peu

  1. On verra cependant, dans le prochain article, que certains aveugles, percevant de faibles clartés, ne les perçoivent point comme étendues.