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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

abrégée. Pour l’estimation des surfaces plus petites, et qu’il peut mesurer avec la main, le procédé est le même. Jamais, dans ce cas, l’aveugle ne posera sa main à plat sur l’objet : il le saisira entre le pouce et l’un des quatre autres doigts, ou les quatre doigts ensemble, et jugera de sa grandeur d’après l’écartement de ces mêmes doigts dont il a un sentiment d’une précision étonnante. On voit donc que toujours le sens musculaire intervient chez l’aveugle dans la mesure des étendues ; et nous ne parlons pas ici de cette opération de mesurage qui consiste à rapporter une grandeur à une unité donnée d’avance ; il s’agit de la mesure au sens le plus large de ce mot, de cette mesure qui n’est qu’une constatation de la grandeur indépendamment de toute détermination du rapport à une unité. Comme de plus il est manifeste que nous ne pouvons percevoir aucune étendue sans la mesurer au moins de cette façon-là, il ressort des faits que nous venons de rapporter, que l’intervention du sens musculaire nous est nécessaire pour la perception de l’étendue, ce qui est la condamnation du nativisme.

Si ces considérations sur l’empirisme et sur le nativisme sont exactes ; s’il est vrai que la perception de l’étendue ne puisse être expliquée d’une manière suffisante, ni par les seules sensations musculaires, ni par les seules sensations spéciales de la vue et du toucher, l’unique parti qui reste à prendre, c’est d’admettre que cette perception résulte, non pas de la simple association des sensations musculaires avec les sensations de couleur ou de résistance, puisque nous avons vu que cette association ne rend pas compte des faits, mais bien d’une fusion véritable de ces deux séries de sensations, ou, si l’on aime mieux, d’une synthèse, tout à fait analogue aux synthèses chimiques, et dans laquelle les propriétés du composé diffèrent absolument de celles des composants, bien qu’elles en résultent. Cette solution du problème n’est du reste pas nouvelle : elle a été, comme on le sait, exposée déjà et soutenue avec beaucoup de force par un psychologue et physiologiste célèbre, M. Wundt. Nous ne pouvons pas songer ici à exposer, ni même à rappeler sommairement les raisons d’ordre physiologique sur lesquelles M. Wundt appuie cette thèse, et nous devons nous contenter, pour l’examen de ce côté de la question, de renvoyer à notre auteur[1]. La seule chose que nous ayons à faire, c’est d’interpréter la théorie synthétique de M. Wundt au point de vue du problème qui nous occupe, celui de

  1. Voir, pour l’exposé des fondements physiologiques de cette théorie, la Psychologie physiologique, 4e section ; un article de M. Wundt dans la Revue philosophique, septembre 1878, et la Psychologic allemande, de M. Ribot, p. 242 et suiv.