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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

comment l’union que ces perceptions ont contractée peut donner lieu à la déformation de l’une des deux. À tout le moins faudrait-il qu’on nous expliquât comment un changement si merveilleux peut se produire : ni Condillac, ni M. Rabier ne l’ont même essayé, et il paraît évident qu’ils y eussent perdu leur peine. Il s’agissait en effet pour eux de montrer comment la rotondité d’une sphère nous étant connue par les perceptions du toucher, ou plutôt du sens musculaire, ces perceptions musculaires peuvent devenir objet pour le sens de la vue, ou en d’autres termes, comment les impressions de la sensibilité musculaire peuvent passer dans le domaine des couleurs et des formes visuelles. Mais qui ne voit que cela est tout à fait impossible ? Et puis la difficulté que nous élevions tout à l’heure contre M. Bain au sujet de l’ouïe reparaîtrait ici encore. Si les sensations musculaires, dirions-nous, ont le pouvoir de transformer les sensations de couleurs au point de les rendre représentatives des formes musculaires et tactiles, d’où vient qu’elles n’ont pas ce même pouvoir à l’égard des sensations auditives, qui sont pourtant, au point de vue qui nous occupe, tout à fait assimilables aux premières ? On voit donc bien qu’il n’y a rien à tirer, en faveur de la théorie de M. Bain, du correctif que lui a apporté M. Rabier. Cette théorie demeure avec son impuissance absolue à expliquer la vision de l’espace, par le seul fait qu’elle a attribué au sens musculaire la perception première de l’espace, et qu’elle a voulu faire de l’idée d’espace une idée musculaire.

Elle mériterait bien un autre reproche encore, celui de se contredire elle-même, en ce qu’elle reconnaît d’une manière formelle la vérité de la théorie opposée qu’elle prétend exclure, à savoir que nous voyons l’espace avant d’avoir touché quoi que ce soit. En effet, Stuart Mill et Bain prétendent que, la main passant d’un point A de l’espace à un autre point B, l’œil la suit dans son mouvement, et qu’alors l’image des points colorés de la ligne parcourue, s’associant aux sensations musculaires éprouvées, éveille le souvenir de ces sensations, et par conséquent l’idée d’une distance entre les points extrêmes. Mais, dirons-nous, si l’œil voit les points lumineux situés entre A et B, dans le temps que le passage de la main s’effectue de l’un à l’autre, ce n’est pas pourtant la main qui les lui montre. La série des sensations musculaires éprouvées dans le parcours de la ligne AB par la main n’a certainement pas pu modifier la nature des impressions visuelles auxquelles donne lieu cette ligne ; et si, après le passage de la main, les points extrêmes A et B apparaissent à nos yeux comme distants l’un de l’autre, et situés dans l’espace par conséquent, il est sûr qu’ils devaient leur apparaître de la même manière avant ce passage.