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Que la vision de ces deux points, situés pourtant l’un en dehors de l’autre, ait été impuissante à nous révéler, avant tout mouvement du bras ou du corps, ce que devait être la série des sensations musculaires par lesquelles nous aurions à passer pour aller de l’un à l’autre, nous sommes tout disposé à le concéder à M. Bain. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Qu’il n’y a pas de communication ni de similitude entre l’espace visuel et l’espace tactile, et que celui qui connaît l’un des deux ne connaît pas par cela même l’autre, c’est-à-dire, précisément, la thèse qui fait l’objet général de ce travail ; mais cela ne prouve nullement que, ne voyant pas primitivement l’espace musculaire, nous ne voyons pas l’espace du tout.

Il ressort de là que le grand vice de la théorie de M. Bain est dans son point de départ. Comme nous ne pouvons percevoir l’espace qu’en le parcourant, M. Bain a pensé que nous en avions principalement, et même uniquement, — en quoi il a eu raison à son point de vue, n’admettant point qu’une même idée de l’espace puisse nous venir de deux sens différents, — une idée musculaire. Il n’a pas songé que, si nous parcourons l’espace avec nos membres, nous le parcourons aussi avec nos yeux ; qu’il doit y avoir là par conséquent une sorte de compétition des deux sens pour la perception de l’espace, puisque les données de ces deux sens ne peuvent se fondre en une donnée unique ; que par suite de cette compétition, il faut que l’un des deux sens se subordonne à l’autre, en perdant sa faculté de percevoir directement l’espace, — puisque nous ne pouvons avoir deux idées d’espace à la fois, — et qu’enfin il y avait lieu de se demander si, dans cette lutte, c’est le sens musculaire répandu par tout le corps qui l’emporte sur la vue, ou la vue qui l’emporte sur le sens musculaire. En prenant le premier parti, et en rejetant le second sans examen, M. Bain a commis ce qu’on appelle en logique une pétition de principe.

Parlerons-nous maintenant d’une autre théorie qui parait avoir obtenu en France quelque faveur, et d’après laquelle la vue pourrait percevoir directement et par elle-même les deux dimensions superficielles des corps, la longueur et la largeur, mais serait incapable de percevoir la troisième, la profondeur, à moins d’une association entre ses données propres et celles du toucher ou du sens musculaire ? Cette théorie est un compromis entre les deux parties extrêmes, et un compromis qu’on ne saurait accepter, à notre avis. En effet, que M. Bain soit dans le vrai, et que la profondeur de l’espace ne puisse être perçue par la vue, comme le soutiennent avec lui les partisans de la théorie en question, parce qu’une distance à parcourir n’est rien autre chose qu’une série de sensations musculaires à