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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

fonctionnement de l’œil duquel résulte cette perception, le sens musculaire n’intervient pas.

En fin, si l’idée complète de l’étendue ne pouvait résulter des actions séparées du toucher et de la vue, mais seulement de leurs actions combinées, on se demande ce que serait la notion de l’espace chez tous les êtres qui ne possèdent pas ces deux sens à la fois. Mill et Spencer pensent que les aveugles-nés « n’ont de l’espace qu’une idée fort imparfaite », et tendent à réduire cette idée à celle d’une succession de sensations ou peut-être d’événements extérieurs[1]. Nous avons vu qu’ils se trompent, et que, pour l’aveugle-né comme le voyant, les parties de l’espace existent en simultanéité. Comme exemple du cas opposé, c’est-à-dire d’un être animé possédant la vue sans le toucher actif, M. Spencer prend le poisson, et ici, comme tout à l’heure, il soutient que l’idée d’espace résultant de l’action d’un sens unique ne peut être que celle d’une série successive d’impressions visuelles ; puis, pour étayer son opinion à cet égard, il se reporte à l’aveugle-né, qu’il suppose ne percevoir et ne penser l’espace, comme le poisson, que successivement, ce qui est faux. L’analogie à laquelle a recours M. Spencer n’est donc pas bonne ; mais la thèse qu’il soutient relativement à la perception de l’espace chez le poisson ne paraît pas meilleure. S’il est vrai que le poisson ait quelque perception de l’espace, et M. Spencer affirme expressément qu’il en est ainsi, son idée d’espace est, comme la nôtre, celle d’un ensemble de points lumineux existant simultanément ; et puisque le toucher n’a pas pu contribuer à développer en lui cette notion, il en faut conclure qu’elle lui vient de la vue seule, et que la vue par conséquent peut donner à elle seule aux animaux et aux hommes la notion d’étendue.

Ainsi les perceptions de la vue, bien loin de dépendre en quoi que ce soit des perceptions du toucher ou du sens musculaire, lorsqu’il s’agit de la représentation de l’espace, se suffisent pleinement à elles-mêmes. Bien plus, c’est à ces perceptions que se rapportent toutes les autres : elles sont comme le pivot de toute notre représentation du monde extérieur, et l’on peut dire que, chez un voyant, toute la matière de la connaissance, c’est-à-dire tout ce qui relève des sens, et non pas de l’intelligence pure, se rattache en dernière analyse à l’exercice de la vue.

(À suivre.)
Charles Dunan.

  1. Ce qui prouve bien du reste que M. Spencer a le sentiment de son erreur sur ce point, c’est qu’il reconnaît (Ibid., p. 200) que « les petites portions d’espace adjacent transmettent aux membres de l’aveugle des impressions simultanées, et lui révèlent ainsi des positions coexistantes ». Comme si un aveugle pouvait considérer les parties d’un petit espace comme simultanées, et celles d’un grand espace comme successives !