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TH. RIBOT.les états morbides de l’attention

autre ; ses éclipses momentanées ne l’empêchent pas de jouer le rôle principal. À vrai dire, chez tout homme sain, il y a presque toujours une idée dominante qui règle sa conduite : le plaisir, l’argent, l’ambition, le salut de son âme. Cette idée fixe qui dure toute la vie, sauf le cas où il y a substitution de l’une à l’autre, se résout finalement en une passion fixe : ce qui prouve une fois de plus que l’attention et tous ses modes dépendent d’états affectifs. La métamorphose de l’attention en idée fixe apparaît bien mieux encore chez les grands hommes. « Qu’est-ce qu’une grande vie ? disait Alfred de Vigny. — Une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr. » Pour beaucoup d’hommes célèbres, cette « pensée » a été tellement absorbante et tyrannique, qu’on peut à peine lui refuser le caractère morbide.

Cette transformation de l’attention spontanée en idée fixe, décidément pathologique, est bien nette chez les hypocondriaques. On peut en suivre l’évolution, en noter tous les degrés ; car cette maladie en comporte un grand nombre depuis la préoccupation la plus légère jusqu’à la plus complète obsession. Quoiqu’elle ne puisse germer et grandir que sur un terrain propice, qu’elle suppose par conséquent certaines conditions physiques et mentales, elle ne dépasse pas à l’origine le niveau moyen de l’attention spontanée ; ce n’est que peu à peu que le grossissement se fait. Il importe peu d’ailleurs que les souffrances soient réelles ou imaginaires : au point de vue psychologique, subjectif, c’est tout un. On sait que le seul fait de fixer son attention sur une partie du corps, le cœur, l’estomac, la vessie, les intestins, amène à la conscience des sensations insolites : ce qui est un cas de cette loi générale que tout état de conscience vif tend à s’actualiser. Certains hommes ont à cet égard un don particulier. Sir J. Brodie affirmne qu’il pouvait ressentir une douleur dans une région quelconque de son corps, en fixant fortement sur elle son attention. Or fixer son attention signifie simplement laisser un certain état durer et prédominer. Cette prédominance, d’abord inoffensive, s’accroît par les effets mêmes qu’elle produit. Un centre d’attraction s’est établi qui peu à peu acquiert le monopole de la conscience. Alors c’est une préoccupation perpétuelle, une observation de tous les instants sur l’état de chaque organe et les produits de chaque fonction : bref, cet état d’hypocondrie complète dont le tableau a été tracé tant de fois.

Mais il y a des idées fixes, plus extraordinaires, plus rares, qui, par leur nature purement intellectuelle, sont comme la caricature de la réflexion. Ce sont les idées fixes proprement dites. Plusieurs auteurs contemporains les ont étudiées avec grand soin[1]. Malheureusement

  1. Westphal, Ueber Zwangsvorstellungen (Archiv für Psychiatrié, 1878) ; Berger, Grübelsucht und Zwangsvorstellungen (Ibid. t.  VIII) ; Krafft-Ebing, Lehrbuch der