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TH. RIBOT.les états morbides de l’attention

qui accompagnent cet état extraordinaire pour ne considérer qu’un seul fait l’extrême activité intellectuelle, avec concentration sur une unique idée. C’est un état d’idéation intense et circonscrit ; la vie entière est ramassée dans le cerveau pensant où une représentation unique absorbe tout. Cependant l’extase, quoiqu’elle élève, chez chaque individu, l’intelligence à sa plus haute puissance, ne peut pas la transformer. Elle ne peut agir sur un esprit borné et ignorant, comme sur un esprit très cultivé et de haute volée. Nous pouvons donc, en vue de notre sujet, distinguer deux catégories de mystiques. Chez les uns l’événement intérieur consiste dans l’apparition d’une image maîtresse autour de laquelle tout rayonne (la Passion, la Nativité, la Vierge, etc.) et qui se traduit par une suite régulière de mouvements et de discours : telles Marie de Mærl, Louise Lateau, l’extatique de Voray. Chez les autres, les grands mystiques, l’esprit, après avoir traversé la région des images, atteint celle des idées pures et s’y fixe. J’essayerai de montrer plus loin que cette forme supérieure de l’extase réalise parfois le mono-déisme complet, absolu, c’est-à-dire la parfaite unité de la conscience qui ne consiste plus qu’en un seul état, sans changement.

Pour retracer cette marche ascendante de l’esprit vers l’unité absolue de la conscience, dont l’attention même la plus concentrée n’est qu’une pâle ébauche, nous n’avons pas besoin d’avoir recours à des hypothèses probables, ni de procéder théoriquement et a priori. Je trouve, dans le Castillo interior de sainte Thérèse, la description, étapes par étapes, de cette concentration progressive de la conscience qui, partant de l’état ordinaire de diffusion, revêt la forme de l’attention, la dépasse et peu à peu, dans quelques cas rares, parvient à la parfaite unité de l’intuition. À la vérité, ce document est unique, mais une bonne observation vaut mieux que cent médiocres[1]. Elle peut d’ailleurs nous inspirer pleine confiance. C’est une confession faite par ordre du pouvoir spirituel, c’est l’œuvre d’un esprit très délicat, très habile à s’observer, sachant manier sa langue pour exprimer les plus fines nuances.

Je prie le lecteur de ne pas se laisser dérouter par la phraséologie mystique de cette observation, de ne pas oublier que c’est une Espagnole du xvie siècle qui s’analyse dans le langage et avec les idées de son temps ; mais on peut la traduire dans le langage de la psychologie contemporaine. Je vais essayer cette traduction, en m’attachant à montrer cette concentration toujours croissante, ce rétré-

  1. Il est probable qu’on en trouverait d’autres, en fouillant la littérature mystique des divers pays. Les passages cités sont tirés du Château intérieur et un autres petit nombre de l’Autobiographie.