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P. JANET.actes inconscients dans le somnambulisme

ne parle pas son éducation somnambulique serait plus difficile à faire que celle de la fameuse Laura Bridgman. Il est inutile de l’entreprendre, il n’y a qu’à le réveiller et à lui rendre sa première vie qui, sans être bien remarquable, est encore supérieure à la seconde. A.[1], une hystérique dont je n’ai pas parlé, est un peu supérieure, elle entend, sait dire quelques mots, mais ne comprend guère. Lem. est atteint pendant la vie somnambulique d’une infirmité déplorable : il n’a aucune mémoire, oublie l’instant suivant ce que je viens de lui dire l’instant précédent ; il peut exécuter des suggestions au moment même où elles sont faites, il ne peut les exécuter plus tard, car il les a toujours oubliées. Son éducation serait fort difficile. N. au contraire est douée pendant le somnambulisme d’une mémoire étonnante, elle se rappelle les plus petits détails des somnambulismes précédents, même à plusieurs mois de distance ; aussi commence-t-elle à avoir une vraie personnalité somnambulique, qui se distingue de la personne éveillée. Spontanément elle refuse d’être confondue avec elle. « Qui êtes-vous donc alors ? lui ai-je demandé. — Je ne sais pas… je crois que je suis la malade ». N’insistant pas sur cette réponse singulière et qui n’est peut-être pas absurde, je lui demandai de quel nom il fallait l’appeler, elle voulut prendre le nom de « Nichette ». Ce petit nom ne doit pas faire sourire, aucun détail n’est insignifiant dans ces phénomènes délicats : c’était là le petit nom par lequel on désignait cette personne dans sa première enfance et elle le reprenait en somnambulisme. Le fait n’est pas rare : M. le Dr Gibert m’a raconté qu’une femme de trente ans, endormie pour la première fois, parlait d’elle-même sous le nom de la petite Lili et c’était encore son petit nom d’enfance. Il y aurait beaucoup à dire sur ce retour de la somnambule à l’état d’enfance qui est, je crois, le grand facteur de la suggestion. Remarquons seulement que N., qui est si enfant en somnambulisme, est alors extraordinairement suggestible et crédule, tandis qu’elle ne l’est pas du tout à l’état de veille. L. avait bien un caractère à elle en somnambulisme, c’était même un fort mauvais caractère. C’était une enfant, si l’on veut, mais une enfant dans l’âge ingrat, sournoise, menteuse, entêtée et fort désobéissante. Aussi les suggestions n’étaient pas toujours faciles et étaient fréquemment repoussées. B. doit être placée en tête de cette série, car sa vie somnambulique est véritablement surprenante. Cette pauvre paysanne est dans son état normal une femme sérieuse et un peu triste, calme et lente, très douce avec tout le monde et extrêmement timide. On

  1. Elle était atteinte de paraplégie hystérique, qui disparaît peu à peu par suggestion ; elle est presque anesthésique totale.