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ne soupçonne pas en la voyant le personnage qu’elle renferme en elle. À peine endormie, la voici métamorphosée, la figure n’est plus la même, les yeux restent fermés, mais l’acuité des autres sens compense la perte de la vue. Elle est gaie, tapageuse, et remuante d’une manière quelquefois insupportable ; elle reste bonne, mais elle a acquis une singulière tendance à l’ironie et à la plaisanterie mordante. Rien n’est plus curieux que de causer avec elle à la fin d’une séance, quand elle a reçu la visite de quelques personnes nouvelles qui désiraient la voir endormie. Elle me fait leur portrait, singe leurs manières, prétend connaître leurs petits ridicules et leurs petites passions et invente un roman sur chacune d’elles. Il faut ajouter à ce caractère nouveau une quantité énorme de souvenirs nouveaux. Le somnambulisme existe depuis que cette femme a l’âge de quatre ans et il a toujours été examiné et étudié par un très grand nombre de personnes ; elle a acquis dans cet état une quantité de souvenirs qu’elle ne soupçonne pas pendant la veille, car l’oubli a toujours été complet au réveil. Dernièrement un médecin du Havre qui avait vu fréquemment cette femme pendant son somnambulisme et qui était de ses amis (car elle a alors ses préférences), la rencontra bien éveillée en dehors de la ville ; oubliant dans quelles circonstances il l’avait vue, il alla au-devant d’elle pour lui dire bonjour. La pauvre femine resta stupéfaite, ne reconnaissant pas du tout celui qui lui parlait. Il y a ainsi une foule de choses qu’elle ne sait qu’en somnambulisme. Il ne serait pas conforme aux lois mêmes de la psychologie élémentaire que cet ensemble de sensations, d’habitudes, de caractères et de souvenirs entièrement différents fit une synthèse, un système identique à celui qui forme la personnalité normale. Aussi en somnambulisme ne peut-elle pas se croire la même. « Cette bonne femme n’est pas moi, dit-elle, elle est trop bête », elle ajoute : « C’est l’autre, tout vrai, tout vrai » ; mais c’est là une habitude qu’on lui a donnée ; quant à elle, elle se croit tout aussi vraie que l’autre. Les magnétiseurs qui ont étudié cette femme avant moi[1] l’avaient appelée Léontine pendant le somnambulisme, et, reconnaissant qu’ils avaient eu raison de donner un nom nouveau, nous avons dû le conserver.

  1. Particulièrement M. le Dr Alfred Perrier, de Caen. Ce médecin, à l’époque où les études de ce genre étaient le plus honnies, de 1855 à 1865, a fait sur cette femme les travaux les plus remarquables, il a produit et analysé la plupart des phénomènes que l’on n’a décrits que dans ces dernières années. Il serait bien utile et bien juste, dans l’intérêt de l’histoire et de la vérité, de faire connaître ces travaux. Malheureusement fort peu out été publiés, et encore ils l’ont été sous des pseudonymes (Dr X…), et de telle manière qu’ils sont presque introuvables. Si par hasard un des lecteurs de cette Revue possédait quelques documents relatifs au Dr Perrier (Dr X…), livres ou manuscrits, il est instamment prié de m’en prévenir.