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P. JANET.actes inconscients dans le somnambulisme

Léontine s’attribue toutes les sensations et toutes les actions, en un mot tous les phénomènes psychologiques qui ont été conscients pendant le somnambulisme, et elle les réunit pour former en quelque sorte l’histoire de sa vie déjà fort longue ; elle attribue au contraire à B., c’est-à-dire à la personne normale pendant la veille, tous les phénomènes qui ont été conscients pendant la veille.. J’avais été d’abord frappé d’une exception importante à cette règle et j’étais disposé à penser qu’il y avait un peu d’arbitraire dans cette répartition des souvenirs. B. à l’état normal a un mari et des enfants, Léontine pendant le somnambulisme attribue le mari à l’autre, mais s’attribue à elle les enfants. Ce choix était peut-être explicable, mais il ne semblait pas régulier. J’ai fini par apprendre que les magnétiseurs anciens, tout aussi audacieux que certains hypnotiseurs d’aujourd’hui, avaient provoqué le somnambulisme au moment des accouchements ; Léontine n’avait pas tort de s’attribuer les enfants, car c’était bien elle qui les avait eus. La règle restait donc intacte et le somnambulisme était bien caractérisé, comme nous l’avons dit, par le dédoublement de l’existence.

Il est trop facile de remarquer que ce dédoublement des somnambules n’est pas un dédoublement parfait, théorique, tel que des philosophes pourraient l’inventer. Dans un dédoublement de ce genre chaque personnalité devrait oublier et ignorer complètement l’autre personne ; cela était ainsi, paraît-il, chez la malade de Mac-Nish. Mais le dédoublement du somnambulisme est un certain dédoublement ayant ses lois qui lui sont propres et qu’il est nécessaire de comprendre. Le caractère principal est celui-ci : le rapport entre les deux personnalités n’est pas un rapport réciproque. La personnalité éveillée n’a pas les mêmes relations avec la personnalité somnambulique que celle-ci avec celle-là. B. réveillée après un somnambulisme qui a duré plusieurs heures ne se souvient de rien, elle sait vaguement qu’elle a parlé parce qu’on le lui a dit, mais elle ne soupçonne pas qu’il y ait eu une autre existence et n’a pas le moindre soupçon ni du nom ni de la vie de Léontine. Je puis donc dire que la personnalité éveillée B. avait totalement disparu, qu’elle n’existait en aucune manière pendant le somnambulisme. L., dont le réveil peut être très brusque, continue quelquefois au réveil la phrase qui avait été interrompue par le début du sommeil : ces deux moments de son existence réelle se rejoignent, se soudent comme s’il n’y avait rien eu dans l’intervalle, elle est même convaincue de n’avoir pas dormi et de n’avoir rien éprouvé d’anormal, elle n’était donc pour rien dans les phénomènes psychologiques du somnambulisme. En est-il ainsi de Léontine par rapport à B. ? quand je la ramène après