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présence de l’intelligence, il se considère comme affranchi de tout souci. Mais l’intelligence elle-même, ou plutôt la volonté éclairée par l’intelligence, comment explique-t-on leur aptitude à la coordination utile, leur pouvoir de poser des buts et de trouver des moyens ? Qu’on veuille bien y réfléchir et on verra que le problème est le même que celui de la finalité instinctive et même celui de la finalité organique. En effet, entre les images ou idées par lesquelles un être intelligent se représente le monde tel qu’il est et les aspirations ou les volontés par lesquelles il appelle et réalise un état de choses à venir différent de l’état actuel, il n’y a pas de connexion logique, pas de consécution analytique : le mieux, le bien, objet du vouloir ne se tire pas par voie d’équation du vrai, objet de l’intelligence. L’acte à accomplir pour apaiser un besoin diffère de la sensation ou de l’idée qui provoque ce besoin, comme le muscle à mouvoir diffère de l’organe qui recueille la sensation. J’ai froid, je m’agite pour m’échauffer ; j’ai soif, je cherche à boire ; j’ai l’estomac fatigué, certaines catégories d’aliments me répugnent : entre ces termes il n’y a pas identité ; ce n’est pas en vertu des lois de la connaissance qu’on passe de l’un à l’autre. Le rapport est un rapport de convenance, qui est posé en quelque sorte arbitrairement, une apparition spontanée du second terme après le premier. Aussi toutes les inventions ont-elles eu quelque chose de la divination. Tous nos arts ont des origines irrationnelles. Ce ne sont pas des chimistes qui ont fait fermenter le premier vin, ni des physiciens qui ont allumé le premier feu, ni des théoriciens de la mécanique qui ont construit la première roue. Le chien se purge comme l’homme ; la quinine est employée par les plus habiles physiologistes comme le quinquina l’était par les sauvages de qui en somme nous la tenons. La « raison démonstrative » n’intervient qu’ensuite pour tirer les conséquences des principes pratiques une fois trouvés. Il y a plus : la raison elle-même est construite de telle sorte qu’elle serve aux fins de la vie : ses démarches dans chaque esprit procèdent à la façon de la volonté par des voies souvent inconnues de la conscience ; nous trouvons le moyen terme d’un raisonnement comme on trouve l’argument qui touche, le mot qui peint, sinon par hasard, du moins par une chaîne de pensées dont nous ne tenons jamais tous les anneaux. L’intelligence ne peut donc pas mieux que l’instinct rendre compte des racines de l’adaptation ; elle-même est un cas particulier d’une loi universelle qui régit la structure du minéral aussi bien que celle des corps vivants, celle de l’atome comme celle des sociétés : la loi de finalité ou de correspondance organique. Même du point de vue des rapports entre le sujet et l’objet, ce n’est pas plus l’esprit qui est