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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/371

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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

Mais cela fait, quel que soit l’objet, une sphère, un cube, même une étendue considérable, par exemple une rue, ils le pensent d’un seul coup, et se le représentent en bloc. « Il ne nous manque, disent-ils, que ce que vous appelez l’idée de la couleur ; l’objet est pour nous ce « qu’est pour vous un dessin, une épreuve photographique sans ombres portées, plus exactement encore un ensemble de lignes[1]. Nous concevons à la fois tout un groupe de lignes divergentes ou entrecoupées, et c’est là pour nous la forme. » Surtout ils nient expressément qu’ils aient besoin, pour imaginer une ligne ou une surface, de se représenter les sensations successives de leur main promenée dans telle ou telle direction. « Cela serait trop long, et nous n’avons pas du tout besoin de penser à notre main ; elle n’est qu’un instrument de perception auquel nous ne pensons plus après la perception[2]. »

Ainsi que je l’ai dit déjà, mes propres observations confirment pleinement cette dernière assertion. Elle est du reste en soi extrêmement vraisemblable, et c’est le contraire qui devrait nous étonner. De même que le voyant, lorsqu’il perçoit les objets, n’a aucun sentiment immédiat des mouvements, ni même de l’existence de son œil, de même aussi l’aveugle, lorsqu’il touche, doit n’avoir aucun sentiment de l’existence de sa main et des mouvements qu’elle accomplit, mais porter toute son attention sur l’objet extérieur ; et par conséquent, lorsqu’il se souvient, il ne doit en aucune façon se représenter le déplacement de sa main nécessaire pour explorer l’objet, mais bien embrasser l’objet lui-même dans une intuition simultanée. C’est ce qui explique comment les aveugles peuvent se représenter facilement des objets beaucoup trop grands pour pouvoir tenir tout entiers dans leurs mains, ou même entre leurs bras, par exemple des cubes de pierre de deux, trois, quatre mètres de

  1. Inutile de dire que nous aurions à formuler ici les plus expresses réserves, Comment des aveugles peuvent-ils prétendre qu’il ne manque à leur représentation des corps que la couleur, et d’où leur vient cette notion si exacte de la différence qui peut exister entre leur perception des corps et la nôtre dont ils n’ont aucune idée ? Comment surtout peuvent-ils assimiler les images qu’ils ont dans l’esprit à un dessin et à une épreuve photographique, et d’où leur vient la connaissance qu’ils prétendent avoir de ces choses ? Et les ombres portées ! On reconnaît à tous ces traits la prétention commune à tous les aveugles de naissance à laquelle nous faisions allusion plus haut, c’est-à-dire la prétention à se faire une représentation des choses qui ne diffère en rien de la nôtre, sauf qu’il y manque les couleurs. M. Taine sans doute n’avait pas été averti de la nécessité qu’il y a à se défier des aveugles à cet égard, et lui-même n’avait pas pris garde à ce que leurs réponses pouvaient avoir de suspect, quand ils parlaient de dessins, d’épreuves photographiques et d’ombres portées.
  2. De l’Intelligence, tome II, p. 172.