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côté, ainsi que me l’ont assuré tous les aveugles que j’ai interrogés[1]. Il est donc certain qu’il y a dans l’esprit des aveugles-nés des images d’objets plus étendus que la main et que les bras développés, sans aucune représentation du déplacement de cette main ou de ces bras, et même, comme nous l’avons vu, sans aucun sentiment de leur existence. Or, je le demande, quelle idée pouvons-nous avoir d’un mode de représentation pareil ? Tant qu’il ne s’agit que d’énoncer la chose verbalement, pas de difficulté ; mais l’énoncer ne suffit pas. Pour que nous fussions en droit de considérer ce mode de représentation des aveugles comme nous étant accessible, il faudrait que nous pussions à notre tour nous représenter les choses de la même manière, et nous ne le pouvons pas, même d’une façon détournée, en nous aidant de symboles.

Voici un dernier fait qu’il nous a paru intéressant de signaler. Le nombre des aveugles qui sont radicalement aveugles, c’est-à-dire qui n’ont absolument aucune impression de la lumière, est relativement très petit. La plupart d’entre eux au contraire, même lorsque leur cécité est complète, exposés à la clarté du jour, voient au moins une lueur diffuse, et peuvent dire si l’éclat du jour est vif ou non. Beaucoup vont même jusqu’à pouvoir distinguer plusieurs couleurs, et surtout les plus vives, comme le rouge, le blanc, le jaune. Ces couleurs, nécessairement, ne peuvent pas leur apparaître comme étendues, autrement elles auraient des contours, des formes, et dès lors ils ne seraient plus aveugles, puisqu’ils verraient le monde comme nous, quoique beaucoup plus confusément. Quélen est justement dans ce cas. Il ne voit aucune couleur, mais il reçoit de la lumière une certaine impression, et dans une chambre éclairée par la lumière du jour, il peut dire de quel côté est la fenêtre. Je l’interrogeai sur ce point. « Vos sensations de lumière, lui dis-je, prennent-elles d’une façon quelconque la forme de l’étendue ? — Non, me répondit-il, la forme de retendue leur est aussi étrangère qu’aux sensations de son ou d’odeur. — Cependant vous localisez dans l’espace la clarté que vous percevez, puisque vous savez vous tourner du côté de la fenêtre. — Sans doute je localise dans l’espace mes sensations de lumière,

  1. Ce que l’on explique par là surtout, c’est comment l’aveugle se représente simultanément, et par une vue d’ensemble, des objets qu’il n’a parcourus que successivement, en écartant les bras on les doigts de la main, ainsi qu’il a été dit plus haut [dans le précédent article]. Mais il n’y u aucune difficulté à comprendre comment il peut se représenter des objets plus grands que ceux qu’il a ainsi embrassés. Pendant que ses bras ou ses doigts se meuvent, l’imagination devance leur mouvement et le dépasse, voilà tout ; de sorte que la représentation mentale que se fait l’aveugle d’une grandeur dépassant le développement de ses bras pourra demeurer fort nette en général, tant que l’effort ainsi demandé à l’imagination n’aura rien d’excessif.