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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

mais je localise également mes sensations de son. Je sais de quelle partie de l’espace vient la lumière, comme je sais d’où vient le son, sauf cette différence que la sensation du son éveille en moi à la fois une idée de direction et une idée de distance, tandis que la sensation de lumière éveille une idée de direction seulement[1]. — Donc quand vous dites que la lumière n’a point pour vous la forme de l’étendue, vous voulez dire que, de même que le son, elle ne vous apparaît point comme enveloppant les objets en quelque manière, et que, vous représentant les corps en imagination, vous ne leur donnez absolument aucune couleur, et vous ne vous les figurez pas plus lumineux que sonores ? — C’est bien cela. — Donc, si je vous dis que pour moi les couleurs ont un contour, cela n’aura pour vous aucune espèce de sens ? — Aucun sens », me répondit-il.

J’aurais aimé à pousser plus loin mes investigations de ce côté. Pour cela, il m’eût fallu rencontrer un jeune homme aussi réellement aveugle que Quélen, qui pourtant fût capable de distinguer plusieurs couleurs. À un tel aveugle, les couleurs doivent apparaître comme n’étant point étendues, comme n’ayant aucun contour par conséquent, et aussi comme n’admettant point entre elles de lignes de démarcation, alors même qu’elles nous apparaissent à nous comme juxtaposées. Mais il paraît qu’un pareil cas est fort rare. Pour le trouver, j’ai interrogé un grand nombre des jeunes aveugles de l’Institut, parmi ceux qui voient un peu les couleurs. Mais tous ces jeunes gens, en même temps que les couleurs, voyaient les formes et les contours des objets. Par exemple je montrais à l’un d’eux une main de papier blanc, format écolier, fortement éclairée par la lumière du jour ; et il m’en décrivait la forme et m’en figurait avec ses mains les dimensions. Un autre m’assurait qu’il voyait sa propre main sous une clarté un peu vive. Un troisième que j’interrogeai voyait beaucoup moins que la plupart des autres, quoiqu’il eût encore la sensation du rouge et celle du blanc. J’espérais qu’il réaliserait mon attente. Il n’en fut rien. Ce jeune homme me déclara qu’il voyait

  1. On remarquera qu’il y a là une réfutation très directe de la théorie de M. Helmholtz d’après laquelle le principe de la vision des directions dans l’espace serait que l’expérience et l’habitude nous apprennent à localiser à notre gauche les images qui viennent se peindre sur le côté droit de nos deux rétines, et à notre droite celles qui viennent se peindre sur le côté gauche de ces mêmes rétines. Il est bien sûr que la localisation que fait Quélen de la lumière dans l’espace est un simple fait d’association des idées, comme c’est la pensée de M. Helmholtz ; mais cette association n’est pas du genre de celle qu’il indique. Quélen marche à la lumière comme il marche au son, voilà ce qui résulte manifestement de ses réponses, et le phénomène d’association qui donne lieu à cette double localisation de la lumière et du son est le même dans les deux cas. Or il est clair que la localisation du son ne saurait tenir à une cause analogue à celle que M. Helmholtz attribue à la localisation de la lumière.