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étendue, et avec des contours d’ailleurs très vagues, une feuille de papier rouge que je lui présentais ; mais c’est qu’il n’était devenu aveugle qu’à l’âge de dix ans, qu’il avait encore tous les souvenirs d’un voyant et que son mode de représentation était celui des voyants, et que par conséquent il ne pouvait penser et se représenter les couleurs autrement qu’étendues et délimitées par un contour.

On sera peut-être tenté, à l’inspection de ces faits, de juger qu’ils témoignent contre notre thèse, puisque si des aveugles peuvent avoir l’idée de l’espace visuel, c’est qu’ils ont dans l’esprit deux idées d’espace, ou plutôt que l’idée de l’espace visuel ne diffère pas de celle de l’espace tactile. On aura tort. Les jeunes gens dont je viens de parler ne sont pas de véritables aveugles ; ce sont au contraire des voyants, au moins quant au mode de représentation, puisque l’espace et les corps ont pour eux les mêmes formes que pour nous. Seulement ce sont des voyants ayant la vue tellement basse que les conditions de la vie physique sont pour eux, à très peu de chose près, ce qu’elles sont pour les aveugles les plus complètement privés de la lumière ; ce qui justifie pleinement le nom d’aveugles qu’on leur donne communément, parce que l’on n’envisage leur état qu’au point de vue purement pratique, et leur admission dans un établissement où ils sont traités, soignés et instruits en aveugles[1]. I n’y a donc aucune conséquence à tirer contre nous du fait que de tels aveugles voient les couleurs comme étendues ; mais il y en aurait une au contraire, et très considérable, à tirer en notre faveur, si l’on rencontrait un seul aveugle qui, voyant les couleurs, les vit sans étendue et sans contour. Or il y a certainement des aveugles dans

  1. Ce fait montre avec évidence à quel point le mot aveugle-né constitue une expression malheureuse. Ainsi voici des jeunes gens qui, depuis les premiers mois de leur existence peut-être, peuvent, au point de vue pratique, être considérés comme aveugles, et auxquels pourtant il est impossible de donner le nom d’aveugles-nés, puisqu’ils voient comme nous, au degré près, et qu’en tout cas leur mode de représentation est identiquement le nôtre. Au contraire Quélen, qui est devenu aveugle à l’âge de quatre ans, mais qui n’a conservé ni la faculté de percevoir des formes colorées, ni aucun souvenir relatif à ces formes, doit être considéré comme un aveugle-né, et ce serait absolument le même cas, si ce double accident lui était arrivé à l’âge de vingt-cinq ans. N’est-ce pas absurde ? Et qui peut dire à quelles confusions dans les idées cet emploi fautif d’un seul mot a pu donner lieu ! Pour parler correctement, il faudrait réserver le nom d’aveugles à ceux qui n’ayant jamais perçu de formes colorées, où n’ayant gardé à cet égard aucun souvenir (à quelque âge d’ailleurs qu’ils aient perdu les souvenirs en question), n’ont aucune idée de ces formes, et donner celui de demi-aveugles à ceux qui, incapables de se conduire et de tirer de leurs yeux un usage pratique, ont pourtant, soit à l’état de souvenir, soit par Île fait de perceptions actuelles très obscures, quelque idée non seulement des couleurs, mais encore des formes visuelles, et qui par conséquent pensent le monde et se le représentent en voyants. Quant au mot d’aveugle-né, il n’est bon qu’à rayer du dictionnaire.