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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

ce cas, et l’on peut citer comme exemple à peu près tous les aveugles-nés par suite de cataracte congénitale, au xquels on a rendu la vue plus tard au moyen d’une opération. Ces aveugles, pour la plupart, au temps de leur cécité, avaient déjà quelque sensation des couleurs, et pourtant ils étaient aveugles quant au mode de représentation, aussi bien que s’ils n’avaient absolument rien vu ; ils l’étaient théoriquement aussi bien que pratiquement, si l’on peut ainsi parler ; et ce qui le prouve, c’est qu’après avoir recouvré la vue, mis en présence des objets, ils n’en reconnaissaient pas les formes ; tandis que, très certainement, les aveugles que j’ai interrogés reconnaitraient de suite ces formes, si on leur rendait la vue, puisque déjà ils les perçoivent d’une manière plus ou moins confuse. J’aurais donc beaucoup désiré rencontrer et interroger de tels aveugles, mais je n’en ai pas eu le moyen. Il est vrai que l’on peut, à la rigueur, considérer comme suffisante la certitude où l’on est qu’il en existe dans le monde, et que l’on pourrait en découvrir quelques-uns à la condition de faire les recherches nécessaires. Mais alors il faut se contenter de témoignages comme celui du Dr Dufour, que nous rapporterons plus loin, et desquels il résulte que les aveugles en question, avant d’être opérés, ne voyaient aucune forme ni aucun objet. Nous voudrions quelque chose de plus. Savoir que ces aveugles ne voient ni objets ni formes, c’est bien ; mais il faudrait s’assurer encore que chez eux, comme chez Quélen, les couleurs n’apparaissent comme étendues en aucune manière, ni comme délimitées, quelque vaguement que ce puisse être. Or cette question, aucun des médecins qui les ont opérés n’a songé à la leur poser, que nous sachions. Il eût donc été désirable que nous pussions en interroger nous-même un ou deux, et nous ne l’avons pas pu.

Nous sommes donc obligé de nous contenter de l’affirmation de Quélen, qui du reste est très précise, et n’a que le défaut de ne pas porter sur une pluralité de couleurs. Quant aux conséquences à en déduire, elles sont importantes, puisque ce qui résulte de cette affirmation, c’est l’existence d’une représentation de l’étendue sans aucune intervention de l’idée de couleur, et l’existence d’une idée de couleur à laquelle ne se mêle aucune idée de l’étendue, deux choses complètement étrangères à notre mode de représentation à nous, et qui montrent bien l’extrême différence existant entre l’image de l’espace qu’ont les aveugles dans leur esprit, et celle qu’en ont les voyants.

On voudra peut-être objecter à cela que ce que prouve le cas du jeune Quélen, ce n’est pas notre thèse, c’est celle de M. Bain, lors-