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qu’il qu’il soutient que la sensation de couleur ne nous est pas donnée primitivement et naturellement avec la sensation de l’étendue. Mais, dirons-nous, n’est-il pas évident au contraire que Quélen, ou mieux encore les aveugles réellement aveugles qui voient plusieurs couleurs, sont exactement dans le cas où M. Bain suppose que nous sommes tous au moment de la naissance, alors que, ne voyant point l’étendue d’après lui, nous n’avons que des sensations de couleur inétendue, qu’il nous faut ordonner à l’aide de nos sensations musculaires, et constituer en étendue visuelle ? D’où vient donc que, partant du même point que nous, et disposant de ressources identiques, sauf la variété des couleurs et des tons, ils n’arrivent jamais à construire ce monde visible que nous voyants construisons si bien et si facilement, et demeurent aveugles toute leur vie ? On se demande comment M. Bain pourrait répondre à cette question. Bien loin donc que le mode de représentation du jeune Quélen puisse fournir des arguments en faveur de la théorie empiristique de la perception de l’espace, on ne voit que des difficultés et des objections nouvelles à en tirer contre cette théorie.

VII

La vérification expérimentale de notre thèse comportait un autre genre encore d’observations et de recherches.

Il est trop évident, comme nous avons eu occasion de le faire remarquer déjà, que si le sens du toucher fournit aux aveugles une notion de l’espace, il doit également pouvoir fournir aux voyants cette même notion. Or ce que nous soutenons, c’est que la notion purement tactile de l’espace qu’ont les aveugles manque aux voyants, parce qu’elle est chez ces derniers supplantée entièrement par une autre notion tout à fait différente due à l’exercice de la vue seule. Cette éviction totale de l’un des deux sens par l’autre, supposant manifestement chez tous les hommes doués de la vue une tendance très forte et même irrésistible à traduire immédiatement en images visuelles leurs perceptions tactiles de l’étendue, il restait à s’assurer de l’existence de cette tendance, et à en étudier expérimentalement les caractères et les effets. Pour cela, ce que je devais chercher, ce n’était pas un aveugle-né, mais un aveugle ayant vu. Or j’ai eu la bonne fortune de rencontrer un homme devenu aveugle très jeune, et pourtant ayant conservé quelques souvenirs visuels, mais, ce qui valait mieux encore, un homme instruit, intelligent, habitué à se rendre compte de ses idées et de ses impressions, s’intéressant à