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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

tout ce qui touche les aveugles et leur mode de représentation, qui s’est mis à ma disposition le plus obligeamment du monde, M. Bernus, professeur de grammaire et de littérature à l’Institut des Jeunes-Aveugles. M. Bernus est âgé aujourd’hui de trente-huit ans ; il est aveugle depuis l’âge de sept ans. Sa cécité est complète, quoique, dans une chambre éclairée par la lumière du jour, il puisse distinguer de quel côté est la fenêtre ; mais il est incapable de percevoir visuellement aucune forme ni aucune couleur, même de la manière la plus confuse, et c’est là pour nous l’essentiel. De ses perceptions visuelles d’autrefois, il a gardé un petit nombre de souvenirs assez nets : il se représente aujourd’hui encore l’obélisque de Lougsor aussi vivement que s’il le voyait de ses yeux. Il se rappelle également très bien la boutique d’un marchand de chocolat chez lequel on le conduisait assez souvent dans son enfance, et un tableau appartenant à son père qui représentait un guerrier. Il a dans l’esprit une image nette de la couleur rouge d’une cerise ou d’une crête de coq. Ilse souvient même de la diminution apparente due à la perspective que présentent les fenêtres d’une maison vues d’en bas. Voilà tout à peu près : ses autres souvenirs visuels se réduisent à peu de chose, et sont extrêmement confus. Cela étant, il s’agissait de démêler quelles étaient, dans les représentations de M. Bernus, la part des images visuelles et celle des images tactiles, et, s’il se pouvait, quel était le mode de combinaison de toutes ces images. Je lui demandai donc lequel des deux sens paraissait chez lui actuellement prédominant. Il me répondit que, jusque vers l’âge de vingt-cinq à vingt-huit ans, il avait pensé et s’était représenté les choses en voyant, et que particulièrement ses rêves avaient été des rêves de voyant, mais que, depuis cette époque, les idées tactiles avaient paru prendre dans son esprit la prééminence ; que ses rêves étaient devenus exclusivement des rêves d’aveugle, et qu’il croyait bien maintenant penser et imaginer la plupart du temps en aveugle. Cette réponse paraissait être en opposition formelle avec mon hypothèse d après laquelle, chez quiconque voit ou se souvient d’avoir vu, les perceptions tactiles de l’étendue sont immédiatement et irrésistiblement traduites en images visuelles. Toutefois, il était manifestement impossible que M. Bernus se représentât autrement que sous des couleurs et des formes visuelles les objets qu’il avait pu voir dans son enfance, ou même ceux qui présentaient au toucher quelque analogie avec ceux-là. Il restait à s’assurer si c’était tactilement ou visuellement qu’il se se représenterait, après lavoir touché, un objet de formes irrégulières, qu’il lui serait impossible de reconnaître et d’assimiler à quelqu’un de ceux qu’il avait coutume d’imaginer visuellement. Pour cela, je lui mis dans la