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main un fragment d’obus très irrégulier, et le priai de recueillir toute son attention pour analyser exactement la représentation que cet objet provoquait en lui au point de vue de la dimension et de la forme, et pour me dire si cette représentation était visuelle, ou tactile, ou les deux à la fois. M. Bernus palpa longuement l’objet que je lui présentais, et me dit, en me le rendant au bout de quelques instants, qu’il en avait maintenant une idée très nette. Je lui demandai de quelle nature était cette idée. Après réflexion, il me répondit qu’elle ne pouvait être que tactile, parce qu’il se représentait l’objet sous ses quatre faces à la fois, ce qui n’aurait pas lieu s’il en avait dans l’esprit une image visuelle. Son affirmation reposait donc sur un raisonnement, non sur un sentiment immédiat. Je le lui fis remarquer, ajoutant que la base de ce raisonnement était contestable, et que nous autres voyants nous pouvons, à ce qu’il semble, nous donner l’image visuelle d’un cube sous ses six faces à la fois, puisque nous pouvons le figurer ainsi à la craie sur le tableau noir. En même temps je le priai de faire à sa conscience un appel direct. Il s’y prêta de bonne grâce, et me dit, timidement d’abord, puis d’une façon de plus en plus affirmative, que l’idée qu’il avait de cet objet, au point de vue de l’étendue et de la forme, était visuelle. « Mais, demandai-je, est-elle purement visuelle, ou ne s’y môle-t-il point des éléments empruntés au tact ? — Non, me répondit-il, elle est purement visuelle. — Si elle est visuelle, ajouta-je, elle doit être colorée. — Sans doute, reprit-il, et je n’ai jamais touché aucun objet sans le colorer immédiatement. Les lettres mêmes de l’alphabet Braille[1] m’apparaissent toutes colorées. Ainsi, je donne à l’A une teinte blanche un peu rosée, le B a des tons grisâtres, etc. »

Cette réponse ne laissait plus de doute : elle prouvait de la manière a plus décisive que M. Bernus devenu aveugle très jeune est encore aujourd’hui, après trente et un ans, un voyant quant au mode de représentation : mon hypothèse était donc pleinement confirmée. Plusieurs points cependant restaient à éclaircir. Je voulus d’abord savoir pourquoi M. Bernus, après avoir palpé l’objet, et m’avoir dit qu’il en avait une idée bien nette, avait hésité si fort pour décider si l’image qu’il avait dans l’esprit était visuelle ou tactile. L’explication fut un peu difficile à trouver ; enfin je suggérai celle-ci qu’il accepta. L’objet étant très irrégulier, il lui avait fallu une attention soutenue pour en graver l’image dans sa mémoire, de même que nous sommes obligés de regarder longtemps et avec attention un objet de forme inconnue et irrégulière dont nous voulons nous sou-

  1. C’est un alphabet inventé par Louis Braille vers 1840, et dont les lettres en relief peuvent être perçues par le toucher. Nous en reparlerons plus loin.