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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

venir ; et ce qu’il avait pensé exprimer par ces mots : « J’en ai maintenant une idée bien nette, » c’était simplement que le souvenir en était désormais gravé dans son esprit. Quant à l’erreur qu’il avait commise au début en disant que l’image de l’objet dans son esprit était une image tactile, il l’expliqua par la préoccupation qui s’était emparée de lui au moment où il avait constaté qu’il se représentait l’objet sous quatre faces à la fois, et aussi par cette réflexion qu’il s’était faite en lui-même, que sa perception étant tactile, l’image évoquée par cette perception ne pouvait être que tactile.

Je lui demandai encore ce que signifiaient ces paroles, qu’il avait rêvé jusque vers l’âge de vingt-cinq ans en voyant, et depuis cette époque, en aveugle. « Cela signifie, me répondit-il, que jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans j’étais voyant dans mes rêves, et j’agissais en voyant, tandis qu’aujourd’hui je suis aveugle dans le rêve comme dans la veille, et je m’imagine en dormant errer dans la nuit, et saisir des objets exactement comme je fais étant éveillé[1]. Autrefois j’avais deux existences, celle de l’aveugle pendant le jour, et celle du voyant pendant la nuit ; maintenant je n’en ai plus qu’une, celle de l’aveugle ; mais aujourd’hui même, dans le rêve comme dans la veille, lorsque je me représente les objets, je les colore toujours. »

Ce dernier fait nous a paru intéressant à rapporter, parce qu’il montre d’une manière saisissante à quel point les perceptions de la vue, en raison de leur éclat et de leur netteté, tendent à effacer les perceptions du toucher et à se substituer à elles non pas sans doute dans ce que celles-ci ont d’intensif, parce que, pour tout ce qu’il y a d’intensif dans les perceptions du toucher, comme la résistance, la rugosité, la température, la vue ne saurait entrer en compétition avec ce sens, mais au moins dans ce qu’elles ont d’extensif. Si, dans l’esprit d’un jeune homme aveugle depuis dix-huit ou vingt années et même davantage, les perceptions uniquement tactiles de ces dix-huit ou vingt années n’ont laissé aucun souvenir qui puisse entrer en lutte pendant le sommeil avec ceux de l’existence antérieure visuelle, laquelle était celle d’un enfant de sept ans, comment s’étonner que nous voyants, quoique nous soyons par nos mains constamment en rapport avec l’étendue tactile, nous puissions n’avoir de cette étendue aucune notion, la perception visuelle de l’étendue réduisant en nous à néant la perception antagoniste du toucher ?

Mais ce que dit M. Bernus au sujet de l’alphabet des aveugles est peut-être plus remarquable encore, et confirme notre thèse

  1. On sent bien que ce fuit, loin d’être isolé, doit être commun à Lous les aveugles ayant conservé des souvenirs visuels. Il est effectivement confirmé par de nombreux témoignages. Voy. en particulier Dufau, Des Aveugles, p. 67, note.