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d’une manière plus directe. On sait que les lettres de l’alphabet inventé par Louis Braille pour les aveugles se composent de points en relief, que l’on obtient en appuyant le bout d’un poinçon émous-é sur une feuille de papier épais et résistant. Tous ces points sont identiques entre eux, et les différentes lettres ne sont que différentes combinaisons qu’on obtient en faisant varier leur nombre, et surtout leurs relations de position, puisque dans la lettre la plus chargée il n’entre jamais plus de cinq points. Cela étant, on remarquera que, pour le voyant comme pour l’aveugle, l’une des lettres de l’alphabet Braille n’est rien autre chose qu’une combinaison déterminée de points géométriques, — car rien n’empêche ici de faire abstraction des dimensions réelles que ces petites bosses pratiquées dans le papier présentent tant à la vue qu’au toucher, — et que la perception de ces points, pourvu qu’ils soient au nombre de trois au moins, et ne soient pas en ligne droite, suffit à déterminer, chez le voyant d’une part, chez l’aveugle de l’autre, la nature de la représentation que tous deux se feront respectivement du plan géométrique et, par suite, de l’espace tout entier. Si donc le voyant et l’aveugle se représentent de la même manière une lettre de l’alphabet Braille comprenant trois points au moins non en ligne droite, nous dirons qu’ils ont de l’espace une seule et même conception ; dans le cas contraire, nous dirons que leurs conceptions de l’espace sont différentes.

Mais quel sens peut-on donner à cette proposition hypothétique, et que nous avons à discuter, que le voyant et l’aveugle se représentent la lettre Braille de la même manière ? Évidemment il ne peut être question de supposer que l’image de cette lettre, telle qu’elle demeure dans l’esprit du voyant après la perception, et celle qui demeure dans l’esprit de l’aveugle, doivent être absolument identiques l’une à l’autre, puisqu’il y a dans la première un élément visuel qui manque à la seconde. Du reste cette identité n’est pas nécessaire pour qu’il y ait lieu de reconnaitre au voyant et à l’aveugle une seule et même idée de l’espace. Voici ce que la proposition en question signifie. Les voyants perçoivent avec leurs doigts les points en relief de la lettre Braille, exactement comme les perçoivent les aveugles, et ils peuvent garder le souvenir de cette perception purement tactile. Seulement la perception visuelle vient chez eux s’ajouter à celle-là ; et comme la perception visuelle a, de l’aveu de tout le monde, beaucoup plus d’éclat et de netteté que la perception tactile, on peut admettre qu’elle offusque, qu’elle efface même jusqu’à un certain point le souvenir de la perception tactile, mais sans le détruire entièrement ; de sorte que si, pour une cause ou pour une autre, l’image visuelle vient à pâlir à son tour, la pure image