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lorsque de tels sujets se présentent, il y a, à leur point de vue, un intérêt considérable à les opérer dès le premier âge ; de sorte que l’on n’a plus guère aujourd’hui affaire qu’à de petits enfants, qui ne comprennent rien aux questions qu’on leur pose, et dont on ne peut rien tirer d’utile aux progrès de la pscyhologie. Donc, je n’ai pas pu même songer à me livrer sur ce point à des recherches personnelles ; mais je dois à l’obligeance de M. Piras d’avoir mis la main sur une relation, peu connue autant que je puis croire, d’expériences faites sur un aveugle-né opéré à l’état adulte par un homme sérieux et compétent, le docteur M. Dufour, de Lausanne[1]. À la vérité les récits d’expériences semblables ne manquent pas, mais celui du Dr Dufour m’a paru contenir plusieurs circonstances intéressantes, et qu’on ne retrouve pas précisées avec la même netteté dans les autres relations du même genre ; c’est pourquoi j’ai cru devoir m’y attacher d’une manière particulière.

Mais avant de rapporter les expériences du Dr Dufour, il ne sera peut-être pas inutile de déterminer brièvement sur quel terrain il convient de se placer pour une investigation du genre de celle qui nous occupe. Chercher à obtenir de l’aveugle nouvellement opéré une comparaison directe entre les sensations visuelles d’espace qu’il a maintenant et les sensations tactiles qu’il avait tout à l’heure, serait évidemment s’engager dans une fausse voie ; parce que, s’il est vrai, comme nous le pensons, que la notion visuelle et la notion tactile de l’espace diffèrent l’une de l’autre, l’aveugle ne peut pas les avoir toutes deux simultanément dans l’esprit ; et, à supposer qu’il les eût, il lui serait tout à fait impossible, en raison de leur hétérogénéité, de reconnaître que ce sont deux notions différentes de l’espace, et de les comparer l’une à l’autre. Par conséquent, si notre hypothèse est exacte, l’aveugle, au moment où ses yeux reçoivent pour la première fois la lumière, n’ayant encore que l’idée d’espace tactile, devra s’efforcer de rattacher à cette idée les sensations nouvelles qui lui viennent de la vue, et comme il n’y pourra parvenir, ces sensations nouvelles devront lui apparaître comme étrangères à la nature de l’espace, au même titre que le sont par exemple des sensations de son ou d’odeur. On peut dire, il est vrai, que si les choses se passent effectivement ainsi, comme ce qui apparaîtra ce sera, non pas la cause hypothétique que nous venons d’indiquer par avance, mais le simple fait que l’aveugle ouvrant pour la première fois les yeux à la lumière ne reconnaît point l’étendue à l’inspection visuelle, il sera permis de voir dans ce fait tout autant une confirmation de la

  1. Guérison d’un aveugle-né, par le Dr M. Dufour. Lausanne, 1876, chez Cobraz et Cie,