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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

théorie empiristique de M. Bain, qui, comme on le sait, n’a rien de commun avec la nôtre, qu’un fait que nous puissions nous approprier et interpréter à notre profit. Cela est juste, et nous ne ferons pas difficulté de reconnaître que le fait en question, s’il se vérifie, peut s’expliquer soit par une incapacité native de l’œil à percevoir par lui-même l’étendue, comme le soutient M. Bain, soit par la présence dans l’esprit du nouveau voyant d’une idée de l’étendue toute différente de la sensation visuelle, et sans aucun rapport avec elle. Reste à savoir laquelle de ces deux interprétations du fait permet d’en rendre un compte plus exact, et d’en mieux expliquer toutes les circonstances. Le Dr Dufour tient expressément pour la première ; mais j’espère montrer que son récit même rend la seconde de beaucoup plus probable. Toutefois, avant d’en venir à cette discussion, commençons par constater l’existence réelle du fait qu’elle aura pour but d’élucider. Pour cela il me faut passer la parole au Dr Dufour.

« Noé M., âgé de vingt ans, du village des Contamines (Haute-Savoie), est né atteint de cataractes aux deux yeux. Les cataractes forment un écran très blanc, crétacé, fort opaque, et ne permettant pas d’autre perception que la différence entre la lumière et l’obscurité. Toutefois le malade reconnaît que, dans une certaine mesure, il distingue la qualité de la lumière, et qu’ayant une couleur vive à la main, s’il la mettait près de son œil de façon qu’elle éclairât obliquement la pupille, il avait l’impression de couleurs différentes. Il avait ainsi obtenu l’impression du rouge, du jaune et du bleu. En tout cas, il n’a jamais eu la sensation visuelle d’une forme quelconque, d’une ligne, d’un contour[1]. »

L’opération fut pratiquée à l’œil droit dans l’hôpital ophthalmique de Lausanne le 14 juin 1875, et se passa sans la moindre irrégularité fâcheuse. La guérison fut également normale. Lorsque l’œil fut suffisamment guéri, le bandage fut enlevé et le malade amené à la lumière. C’est alors que put commencer l’examen psychologique du Dr Dufour.

« Noé M. étant assis le dos tourné à la fenêtre, je lui fais regarder ma main qui bouge sur mon habit foncé. » — Le Dr Dufour dit un peu plus loin que les oscillations de sa main n’avaient pas alors moins de 40 centimètres d’amplitude. — « Voyez-vous quelque chose ? — Oui, je vois quelque chose de clair. — La notion de clair et d’obscur existait en lui avant l’opération ; il est donc bien naturel que ce soit sa première constatation après. »

  1. P. 7 et 8.