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« — Que pensez-vous que cela soit ? — C’est… c’est... Voilà la réponse stéréotypée que je reçus pendant plusieurs examens lorsqu’il s’agit d’interpréter les sensations oculaires. »

Le Dr Dufour fait remarquer un peu plus loin dans une note que, « tant que les questions portent sur des points sur lesquels M. n’a aucune expérience, le malade ne répond jamais faux ; il ne répond pas du tout : aucune insistance ne parvient à lui tirer les mots de la bouche. »

« — Ne voyez-vous pas quelque chose qui bouge ? — Qui bouge ? — J’ai beau cesser le mouvement, puis le reprendre et l’engager à distinguer ce qui remue ; il regarde avec attention, mais n’arrive à faire aucune réponse, sauf, quand j’insiste, à dire : « C’est quelque chose de clair. »

« Je reprends l’examen en prévenant le malade que je lui montre ma main ; puis la faisant varier de forme, fermant le pôing, étendant un ou plusieurs doigts, je cherche à lui faire désigner ou interpréter les changements qu’il constate dans ses images rétiniennes. Le malade est là, regardant en apparence avec soin, mais sans aboutir à une réponse, et sans même pouvoir me dire s’il voit ou ne voit pas des changements aux objets qu’il regarde. Une nouvelle tentative en balançant la main échoue aussi : je n’obtiens que des monosyllabes, des « euh ! », et finissant par admettre l’existence d’une complication grave au fond de l’œil, je ramène Noé M. dans la chambre noire avec application du bandage. Le lendemain, examen rapide à l’ophtalmoscope, ce qui me permet de voir le fond de l’œil aisément, le disque optique, les vaisseaux, et de constater qu’il n’y a aucune anomalie[1]. »

Le premier fait qui se dégage de cette expérience, c’est que Noé M. ne sut pas reconnaître, à l’inspection visuelle, la main du Dr Dufour ; celui-là est pour nous sans intérêt. Qu’un néo-voyant ne puisse reconnaître à la vue un objet dont il n’a encore que des souvenirs tactiles, il n’y a rien là qui doive surprendre, ou plutôt on aurait pu d’avance affirmer à coup sûr qu’il en serait ainsi. Qu’au lieu d’un objet très complexe comme une main, on présente à un aveugle nouvellement opéré des objets très simples et réduits à des formes géométriques régulières, comme un cube et une sphère, Leibniz a bien montré[2] que cet aveugle, pourvu qu’il soit averti que c’est un cube et une sphère qu’on lui présente, pourra les distinguer l’un de l’autre rien qu’à les voir, s’il vient à réfléchir que, pour l’organe tac-

  1. P. 9 et 10.
  2. Nouveaux essais sur l’entendement humain.