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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

tile, le cube présente huit points distingués de tous les autres, que la sphère n’en présente point, et que par conséquent celle des deux images visuelles qui présente des points singuliers est celle du cube, et que l’autre est celle de la sphère. Mais, ajoute Leibniz avec beaucoup de raison, il est peu probable que le nouveau voyant soit capable d’un pareil effort de réflexion, et puisse opérer la distinction qu’on lui demande « en effet et sur-le-champ, étant ébloui et confondu par la nouveauté, et d’ailleurs peu accoutumé à tirer des conséquences ». Il suit de là qu’il n’y a absolument rien à déduire, au point de vue des rapports de la perception visuelle et de la perception tactile, des expériences qu’on peut faire, et qui se rapportent à cet ordre d’idées. Si un nouveau voyant mis en présence d’un cube et d’une sphère, après avoir été prévenu comme il convient, sait dire quel est le cube et quelle est la sphère, c’est une preuve qu’il possède un sang-froid et une pénétration intellectuelle assez grands ; s’il ne peut pas les discerner, c’est qu’il manque de ce sang-froid et de cette pénétration ; mais, ni dans un cas ni dans l’autre, on ne peut conclure soit à l’existence, soit à la non-existence d’images communes de la vue et du toucher.

L’intérêt des expériences du Dr Dufour n’est donc pas là : il est beaucoup plutôt dans ce fait que Noé M. vit, dès le premier moment, la main qu’on lui présentait, sans d’ailleurs se douter de ce que ce pouvait être, qu’il la vit sans doute beaucoup moins nettement qu’une personne ayant toujours joui du sens de la vue, mais enfin qu’il la vit au moins comme quelque chose d’étendu, comme une sorte de tache blanche se détachant sur le fond noir de l’habit. Malheureusement le récit qu’on vient de lire n’est pas sur ce point suffisamment explicite, et ne justifierait pas à lui seul l’assertion que nous venons de formuler ; mais le D’Dufour rapporte d’autres expériences que celle-là, parmi lesquelles en voici une qui paraît mettre hors de doute le fait en question.

Le quatrième jour on présenta à Noé M. deux morceaux de papier blanc, l’un rond, l’autre carré. — « Voyez-vous une différence entre ces papiers ? lui dit le docteur. — Oui. — Laquelle ? — Pas de réponse. — Eh bien, l’un de ces papiers est carré et l’autre rond ; lequel est le carré ? — Noé M. reste sans réponse un moment, et finit par dire qu’il ne peut le désigner[1]. » Cette expérience est concluante. Si le jeune homme put en effet percevoir une différence entre les deux morceaux de papier blanc qu’on lui présentait, c’est qu’évidemment il les voyait étendus, et percevait leurs contours, puisque

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