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c’était seulement par leur étendue et par leurs contours qu’ils différaient l’un de l’autre. Du reste Stuart Mill lui-même, malgré le démenti éclatant que ce fait inflige à la théorie empiristique qu’il soutient, en a reconnu la réalité. Après avoir rappelé, dans sa Philosophie de Hamilton[1], qu’il est inadmissible qu’une sensation visuelle puisse nous faire connaître, avant d’en avoir fait l’expérience, par quelles sensations musculaires nous aurions à passer pour aller de tel point à tel autre, d’où il conclut qu’il est impossible que nous voyions l’étendue au premier abord, il reconnaît dans une note que ses idées « devraient se modifier » en présence d’un fait qu’il emprunte à M. M’Cosh, et qui est absolument analogue à tous ceux que nous venons de rapporter, sauf que le sujet dont il est question devait avoir une présence d’esprit et une promptitude naturelle d’observation tout à fait extraordinaires, puisque, si le récit qu’on en fait est exact, il pouvait distinguer à la seule inspection visuelle un cercle, un carré, un triangle. « Ce fait tel qu’il est rapporté, dit Stuart Mill, me semble une preuve expérimentale que non seulement quelque chose qui peut s’appeler étendue, mais une étendue qui s’identifie promptement avec celle qui était connue par le toucher, peut être perçue par la vue, dès le premier moment qu’on se sert des yeux, avant d’apprendre par la pratique à diriger les yeux au moyen de mouvements musculaires[2]. » Voilà un aveu formel. Il est vrai que, cet aveu à peine formulé, Stuart Mill le retire à moitié en déclarant que l’étendue ainsi perçue ne saurait être l’étendue véritable, puisque celle-ci est exclusivement du domaine du sens musculaire ; mais peu importe cette restriction. Ce que nous soutenons, ce n’est pas le moins du monde qu’un œil s’ouvrant pour la première fois à la lumière perçoit immédiatement l’étendue sous les formes que lui donne le sens musculaire, puisque précisément tous nos efforts ne tendent qu’à prouver qu’il ne la perçoit jamais ainsi : nous disons seulement que, dès le premier moment, les couleurs se présentent à nos yeux comme étendues, quoique avec des formes très différentes des formes musculaires et tactiles ; et Stuart Mill lui-même, comme on vient de le voir, en convient avec nous.

Veut-on à cet égard d’autres preuves encore ? En voici qui, pour être indirectes, n’en ont pas moins de poids. Elles consistent à faire voir que l’aveugle, pour bien se graver dans la mémoire une forme visuelle, se contente de la regarder attentivement, et n’a point à mettre en jeu les sensations tactiles ni les sensations musculaires,

  1. P. 280.
  2. Ibid. p. 281, note.