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lui-même au sujet de l’aveugle qu’il avait rendu à la lumière : « Quand on lui nommait les choses qu’il avait connues auparavant par le toucher, il les regardait très attentivement pour les reconnaître ; mais, comme il avait trop de choses à apprendre à la fois, il oubliait toujours beaucoup, apprenant et oubliant, comme il le disait lui-même, mille choses en un jour. Par exemple, ayant oublié souvent qui était le chat et qui était le chien, il avait honte de le demander. Un jour il prit le chat qu’il connaissait bien par le toucher, le regarda fixement et longtemps, le posa par terre et dit : « À présent, Minet, je te reconnaîtrai une autre fois[1]. » La dame opérée par Wardrop, le soir même du jour où pour la première fois elle fut exposée à la lumière, « pria son frère de lui faire voir sa montre, et la regarda un temps considérable, en la tenant près de son œil. On lui demanda ce qu’elle voyait ; elle répondit qu’il y avait un côté clair et un côté osbcur[2] ». L’aveugle de Nunnely, après l’opération, perçut tout à coup une différence dans la forme des objets. « Il put voir que le cube et la sphère n’étaient pas la même figure visible, mais il ne pouvait pas dire ce qu’ils étaient… Peu à peu il apprit à juger plus exactement, mais ce ne fut qu’après plusieurs jours qu’il put dire, avec le secours de l’œil seul, quel objet était la sphère et quel le cube[3]. »

Voilà des faits bien positifs, et qui prouvent avec évidence que la vision des formes de l’espace est l’œuvre de l’œil tout seul, et non, comme le prétendent les psychologues empiristiques, le résultat d’une association contractée entre les sensations des muscles locomoteurs et celles de la vue. Cela n’empêche pas d’ailleurs que ces faits n’aient été cités bien des fois par ces philosophes, et particulièrement par M. Taine[4], comme des arguments décisifs en faveur de leur théorie. C’est que, préoccupés de cette idée qu’il ne peut y avoir qu’une forme d’espace, et que c’est le sens musculaire seul qui la perçoit, ils ont cru faire assez pour établir leur thèse, en montrant que l’œil est incapable de reconnaître au premier abord les formes d’espace que nous met dans l’esprit l’exercice du sens musculaire.

Il resterait maintenant à s’assurer que le nouveau voyant, percevant ainsi dès le premier moment les couleurs comme étendues, ne put même pas se douter qu’elles lui apparaissaient avec ce caractère,

  1. Cheselden, Philosophical transactions, XXXV, 447, année 1728.
  2. Ibid., année 1826.
  3. Cité par Stuart Mill, Philosophie de Hamilton. p. 281 de la traduction française. En note.
  4. De l’Intelligence, liv.  II, chap.  II, paragraphe 5.