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le mur blanc sur lequel se détachait cet habit, et ainsi de suite, ce qui veut dire que le seul fait de voir une surface étendue quelconque implique la perception d’un champ visuel illimité, dont chaque partie est déterminée en direction par son rapport avec toutes les autres.

Voici, du reste, un autre fait, dont j’emprunte le récit au Dr Dufour, et qui atteste que Noé M. perçut dès le premier moment les directions dans l’espace : « Abandonné à lui-même, dit le Dr Dufour, Noé M. ne se sert presque pas de sa vue. Il marche les mains en avant, et tâtonne en cherchant le loquet de la porte, exactement comme s’il n’y voyait pas. Cependant, si on le rend attentif aux enseignements qu’il peut tirer de son œil, et qu’on l’empêche par exemple de chercher son chemin avec les deux bras étendus en avant, il suit une direction qui est évidemment donnée par le sens visuel. C’est ainsi qu’après l’expérience des papiers on dit à Noé M. : « Vous pouvez retourner dans votre chambre. » La porte de sortie est dans la paroi opposée à la fenêtre. Aussitôt il étend ses mains, et, quoiqu’il ait les yeux ouverts, avance avec précaution. Je l’arrête et je lui dis : « À bas les mains. Ne voyez-vous pas là-bas quelque chose de jaune qui brille ? — Oui. — Eh bien, c’est le loquet de la porte ; marchez de ce côté, et, quand vous y serez, étendez la main. » Le malade marche avec facilité dans la direction de la porte, il s’arrête deux pas trop tôt, et dirige son bras avec peu de précision, mais pourtant avec une intention évidente, du côté de la poignée en laiton, qu’il trouve enfin après s’être encore rapproché à tâtons[1]. »

  1. P. 13. — Cette expérience paraitra peut-être décisive ; elle ne l’est pas à notre avis. Il ne faut pas oublier en effet que Noë M., avant d’être opéré, localisait déjà les couleurs dans l’espace ; et, sans cette circonstance, on ne s’expliquerait pas comment, apercevant la poignée en laiton, il sut diriger ses pas sans trop d’hésitation de ce côté. Est-ce à dire qu’il faille accorder à Helmholtz et aux empiristiques que la vision des directions dans l’espace est le résultat d’une association contractée entre les sensations visuelles et certaines sensations tactiles et musculaires ? Oui, cela est exact pour les aveugles réellement aveugles, qui reçoivent pourtant quelque impression de clarté ; parce que, chez ces aveugles, la localisation des couleurs dans l’espace se fait exactement comme se fait chez eux et chez nous la localisation des sons, et que très certainement là localisation des sons dans l’espace est une simple affaire d’association des idées. Mais, pour les voyants, il en est tout autrement, parce que la perception des directions des couleurs dans l’espace prend chez eux un tout autre caractère. Qui pourrait nier que voir dans quelle direction se trouve un arbre que l’on regarde, et savoir dans quelle direction doit être une cloche dont on entend le son, ne soient deux faits très différents l’un de l’autre ? C’est que le premier a le caractère d’une perception immédiate, elle second celui d’une simple inférence. Je ne puis me faire aucune idée de ce que pourrait être la vision d’un objet sans l’attribution de quelque direction ; tandis qu’il m’arrive constamment de percevoir une multitude de sons sans éprouver le besoin de les rapporter à quelque partie de l’espace. Enfin l’une des deux localisations est aussi nette que l’autre est confuse. Il n’y a donc aucune