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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

Ainsi Noé M. voyait la main du D’Dufour et la direction de cette main dans l’espace. Donc il voyait aussi les changements de direction de cette main, lorsque le docteur la faisait mouvoir ; c’est-à-dire qu’il voyait absolument, sauf toujours bien entendu le degré de netteté et de précision, tout ce que peut voir un œil depuis longtemps exercé : il voyait le mouvement comme peut le voir n’importe quelle personne ayant toujours joui du sens de la vue. Pourquoi donc, voyant ainsi le mouvement, fut-il incapable de le reconnaître, et comment se fait-il que, même après que le docteur lui eut dit : « Ne voyez-vous pas quelque chose qui bouge ? », étant ainsi averti que cette main était un mouvement, il n’ait pas compris que ce qu’il voyait devait être en effet en mouvement, et n’ait même pas pu remarquer une différence entre l’état de mouvement de cette main et son état de repos ? C’est que, comme nous l’avons dit, son esprit était alors en possession d’une autre idée du mouvement sans aucun rapport avec ce qu’il voyait ; si bien que tous ses efforts pour comparer les changements qu’il avait sous les yeux avec la notion du mouvement telle qu’il l’avait en lui demeurant infructueux, il était incapable de comprendre comment ce qu’il voyait pouvait être un mouvement. Et si maintenant on réfléchit que la notion de mouvement, réduite à ses termes les plus simples et les plus abstraits, a tant de rapports avec l’idée d’espace que l’on pourrait sans exagération dire qu’elles se confondent, on n’hésitera pas, croyons-nous, à reconnaître que l’irréductibilité totale des deux notions du mouvement qui existent chez le voyant et chez l’aveugle implique chez eux la même irréductibilité des deux notions de l’espace.

Voici un dernier fait, auquel nous avons fait allusion déjà, et qui ne nous paraît pas moins probant au même point de vue. « Je montrai à Noé M., dit le Dr Dufour, deux morceaux de papier blanc, fort comme un petit carton. Ces morceaux formaient deux rectangles allongés, l’un de dix centimètres environ, l’autre de vingt centimètres,

    parité possible à établir entre elles, et le fait que l’une des deux est un résultat des lois de l’association ne prouve nullement qu’il en soit de même pour l’autre. Mais d’autre part on doit comprendre que nous ne sommes pas en droit de nous prévaloir, pour établir notre thèse de la vision immédiate des directions dans l’espace, du fait que Noé M. put dès qu’il ouvrit les yeux, se diriger vers le loquet de la porte, puisque, très probablement, il usait pour cela de ces associations chez lui depuis longtemps établies, en vertu desquelles il localisait de la même manière à la fois sons ct couleurs, au lieu qu’il s’agit pour nous d’expliquer une seconde sorte de localisation, qui, ainsi qu’il vient d’être dit, n’a rien de commun avec la première. La véritable raison à donner en faveur de la vision immédiate des directions de l’espace chez les voyants, c’est donc celle que nous avons donnée d’abord, à savoir que cette vision est impliquée dans le fait de la vision de l’étendue superficielle des objets.