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meilleure condition compatible avec la mesure de ses aptitudes. Laissez faire, laissez passer, liberté pour chacun d’aller et de venir, de s’engager et d’entreprendre, dans la paix matérielle et le respect des contrats, tel nous paraît bien le régime le plus favorable à la satisfaction des intérêts.

L’État n’interviendra donc dans la marche des affaires que pour obliger chacun à tenir ce qu’il a promis. Nous croyons à l’excellence de cette règle, nous en réclamons l’application sérieuse et sincère. Mais pour remplir ces conditions de sérieux et de sincérité, il faut qu’elle fonctionne dès l’origine ; il faut que les positions respectives de ceux qu’on met à son bénéfice et qu’on expose à ses périls résultent uniquement de leurs faits et gestes ou des faits et gestes des particuliers dont ces positions procèdent. S’il en est autrement, si la répartition des richesses, des compétences et des facultés acquises n’est pas un résultat pacifique du laissez-faire, laissez-passer dans la société dont il s’agit, mais que les inégalités existantes y remontent à des actes du pouvoir, l’application pure et simple du laissez-faire y serait une duperie, pour ne pas dire une dérision. À parler logique, elle serait contradictoire, puisqu’elle confirmerait dans leurs offets le monopole et les privilèges que la règle prétend condamner. Mieux encore : feignant de voir un effet du libre jeu des facultés naturelles dans un état de choses qui résulte d’actes de l’autorité, elle donnerait à ces inégalités une vertu qu’elles ne possédaient pas à l’origine, en les dérobant au contrôle du pouvoir dont elles émanent, en les affranchissant des restrictions auxquelles ce pouvoir les avait soumises. Telle est l’erreur fondamentale des économistes orthodoxes lorsqu’ils prétendent inspirer directement la législation.

De son point de vue abstrait, l’école dont nous parlons pourrait contester la force de notre objection et prétendre que, quelle que soit la distribution de la richesse dans un moment donné, la somme totale de cette richesse s’accroitra d’autant plus rapidement qu’on laissera la main plus libre à chacun dans l’emploi des forces et des instruments qu’il possède, sans égard à l’origine de leur possession. Il se peut qu’en cela l’économie eût raison ; mais le but réel du législateur ne saurait être l’augmentation de la richesse exclusivement et par tous les moyens possibles ; il doit, nous le répétons, se proposer pour objet la puissance publique et le bien-être général, dans le respect de tous les droits. Or si la thèse que l’État peut se désintéresser de ses propres actes est discutable au point de vue économique, où la richesse totale est le but unique, elle ne saurait se poser en droit.