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CH. SECRÉTAN.questions sociales

Quoi qu’il en soit, le but essentiel de l’État, sa raison d’être principale, si l’on n’admet pas que ce soit l’unique, c’est de garantir les droits privés, d’assurer la paix. Nous croyons pouvoir tenir au moins ceci pour accordé. Eh bien ! ceux qui l’accordent ne sauraient méconnaître que la pluralité des États souverains, avec le droit de guerre dans lequel on se plaît à voir l’attribut essentiel de cette souveraineté, contredit la raison d’être de l’État. L’État subsiste en vue du droit, la guerre est la négation du droit. Les États s’engagent les uns vis-à-vis des autres, mais il est universellement admis que, par un acte unilatéral, au moyen d’une déclaration de guerre, ils peuvent se dégager de plein droit de ces obligations bilatérales, de telle sorte qu’après s’être liés ils ne sont point liés, et que la seule garantie des pactes internationaux se trouve dans l’intérêt des contractants à les respecter et dans la force dont ils disposent pour s’en affranchir ou pour en imposer l’observation. Ainsi la guerre est de droit ; mais la guerre supprime le droit, en dépit du prétendu droit de la guerre. Et la guerre entre deux nations, c’est la guerre entre tous les individus qui les composent. On proclame qu’on n’en veut qu’au gouvernement, et qu’on ne combat que ses armées ; déclaration magnanime en vertu de laquelle ceux qui entreprendraient de protéger leurs foyers sans uniforme seront fusillés ou pendus, mais qui n’empêchera point de frapper des plus lourdes contributions des communautés sans résistance, de réquisitionner les conducteurs avec leurs attelages et de prendre les notables du pays comme otages, comme boucliers dans les expéditions où l’on craint quelque surprise. Toutes les garanties du droit sont donc illusoires, le droit est absolument précaire dans nos sociétés civilisées. Telle est la conséquence fatale de la pluralité des patries.

Que ce fractionnement de l’État soit inévitable, qu’il soit fait pour durer toujours, ce sont des questions dont l’examen nous détournerait de notre objet. Que la souveraineté absolue des États particuliers soit ou ne soit pas la condition normale de l’humanité, on en jugera différemment suivant la place et l’importance qu’on assigne à l’idée du droit. Ce qui est certain, c’est que cette souveraineté constitue un obstacle insurmontable à la réalisation du but en raison duquel chaque État subsiste. Ceux qui placent le souverain bien dans le règne de la justice ou qui voient, comme nous, dans le règne de la justice une indispensable condition du bien, ne sauraient la tenir que pour un pis-aller et ne s’y résigneront qu’aussi longtemps qu’il le faudra. Jaloux de la liberté, comprenant la valeur positive des différences individuelles, ils ne rêveront pas plus la république universelle que la monarchie universelle. Aujourd’hui même, nombre d’États ne