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rencontrent avec le caractère qui leur est commun à toutes. La femme du marin pense à son mari qui est sur mer. Le marchand et l’assureur ont aussi leurs pensées attachées sur cet élément. Le fermier calcule la perte de ses récoltes, le meunier entrevoit l’augmentation de la puissance motrice du canal qui fait tourner son moulin. Le météorologiste étudie la direction, la durée, la force de l’ouragan et les compare avec les cas qu’il a déjà observés. Le poète contemple des effets grandioses. L’homme religieux élève ses pensées à Dieu.

« Ces exemples supposent l’existence d’une attitude habituelle de l’esprit, une émotion, une occupation, un plan toujours prêt à servir de point de départ au mouvement de l’esprit, et se combinant avec toute stimulation qui tend à mettre en jeu les séries de l’esprit de façon à constituer un élément de l’effet composé. Les cas où la seconde association n’est présente qu’accidentellement sont régis par le même principe[1]. » Si je ne me trompe, le dernier exemple donné par Bain est très propre à montrer qu’il y a dans l’esprit autre chose que les lois de ressemblance et de contiguïté. On y voit que le phénomène perçu éveille en chacun de nous des séries et des complexus particuliers de phénomènes selon l’organisation propre de l’esprit qui le perçoit. C’est cette organisation que ne nous donnent ici ni la loi de contiguïté, ni la loi de ressemblance, c’est cette organisation qui dirige l’application de ces lois. Il y a là un système d’habitudes qui accueille tel état de conscience et repousse tel autre d’après une loi bien évidente de finalité interne. Le fait remarquable dans le cas cité par Bain, c’est que c’est partout la tendance à l’unité qui domine, à l’unité de fin, à la systématisation des états de conscience et des tendances inconscientes ou semi-conscientes, c’est cette systématisation qui constitue ce que nous appelons une personnalité ou un caractère. Chacun a son système particulier d’habitudes, et c’est cette loi générale d’harmonie ou de finalité existant en chacun de nous, sous des formes différentes, qui détermine et règle le jeu de l’esprit. Le fermier calcule plutôt la perte de ses récoltes que l’augmentation de la force motrice du courant qui fait tourner le moulin, parce que cette dernière considération n’aurait pas grand chose à faire dans sa vie, elle serait inutile, elle n’a pas une raison d’être au point de vue de la finalité.

Cette finalité évidemment n’est pas absolue et complète. On a dit jadis que la nature ne faisait rien en vain, c’était une absurdité. Dire que l’esprit ne fait rien en vain, serait moins faux, mais serait faux

  1. Bain, Les sens et l’intelligence, trad. Cazelles, p. 517, 519.