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Un esprit d’une extrême originalité uni au caractère le moins indépendant, c’est un contraste qui n’est pas rare dans l’histoire de la philosophie. L’originalité, cette fois, s’explique autant par les aventures d’une éducation faite sans maître que par un don naturel. La faiblesse du caractère tient surtout à l’influence des circonstances extérieures : la pauvreté d’une part, et, de l’autre, les conditions politiques déplorables dans lesquelles se trouvait alors le pays. Vico a raconté lui-même sa vie dans une sorte de Discours d’une bonhomie mélancolique. C’est l’histoire d’un homme à qui rien n’a réussi, et qui a lutté jusqu’au bout sans avoir eu jamais l’espoir d’un sort meilleur. Il avait au suprême degré cette défiance de soi qui est la condition essentielle de l’insuccès. Fils d’un petit libraire, il avait montré, tout jeune encore, les plus heureuses dispositions, et cette curiosité insatiable qui est le signe, dit-on, d’une intelligence précoce. Mais il fit, à sept ans, une chute si malheureuse dans un escalier qu’il se fendit le crâne. Les médecins déclarèrent gravement qu’il en mourrait ou qu’il resterait idiot toute sa vie. Il n’en mourut pas, il n’en resta pas idiot, mais il dut éviter, pendant trois ans, tout travail, et il s’en trouva, à ce qu’il nous raconte lui-même, moralement changé : plus porté à des idées noires, plus attentif à ce qui se passait en lui-même, plus irritable aussi et moins sociable. Il ne put rester dans les deux écoles où ses parents essayèrent successivement de le placer vers l’âge de dix ans, et il fallut le laisser étudier seul, à sa guise, et au hasard des livres qui lui tombaient sous la main. Son ardeur était extrême ; elle était encore surexcitée quand il pouvait assister à quelque séance publique d’une Académie ou se glisser parmi les auditeurs d’un cours quelconque à l’Université. Mais on devine quelles confusions et quelles erreurs devaient se produire dans cette jeune cervelle où s’entassaient, sans ordre, les résultats des lectures les plus diverses ! Il s’était d’abord tout barbouillé de scolastique et de métaphysique. Il s’appliqua ensuite à l’étude du droit, qui lui convenait davantage ; il en vint à connaître assez bien le droit civil et le droit ecclésiastique ; il essaya, non sans succès, d’en tirer profit, en plaidant lui-même dans un procès pour son père, vers l’âge de seize ans. Mais il ne pouvait songer à suivre la carrière du barreau : il était trop faible de constitution, et surtout il y avait, dans sa tête raccommodée, trop de penchants pour la philosophie, et aussi, par une rencontre assez ordinaire, trop d’imagination poétique.

Il eut d’ailleurs, à cette époque, une heureuse aventure, la seule dont il ait jamais pu se féliciter sans réserve : il se rencontra un jour dans la boutique de son père avec l’évêque d’Ischia qui fut frappé de ses théories pédagogiques, et offrit de lui confier l’éducation de ses neveux, les fils de Don Domenico Rocca, marquis de Vatolla. Les neuf années qui suivirent furent les meilleures de sa vie. Au château de Vatolla, dans un pays admirable, traité comme un fils par le maître de la maison, il refit son éducation en faisant celle de ses élèves. Il lut à loisir les œuvres des grands écrivains de l’antiquité latine et de la renaissance