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pas été rempli, que Vico ne nous a pas donné et ne pouvait pas nous donner cette histoire. Aujourd’hui même, avec tous les progrès de ce qu’il appelait la philologie, il ne serait pas encore possible de l’écrire. Et le sera-t-il jamais ? Sans doute on saura mieux l’histoire qu’il ne la savait. Mais dès qu’il s’agit d’une histoire raisonnée, ou de la philosophie de l’histoire, aux faits connus il faudra ajouter des appréciations, des conjectures, faire des théories sur l’origine et le développement de la civilisation, autant dire créer des mythes. Ces mythes seront souvent moins poétiques, moins beaux que ceux des vieilles traditions, mais non moins discutables. Ceux que Vico nous propose ne laissent pas que d’être un peu enfantins. Il accepte les deux premiers chapitres de la Genèse, et il en fait son point de départ. Il les accepte en chrétien, les prend à la lettre, sans y chercher un sens symbolique. Ce n’est pas lui qui leur aurait donné cette interprétation, que j’ai rencontrée je ne sais où, d’après laquelle ces deux chapitres seraient le simple résumé de l’histoire éternelle que chaque famille répète pour son propre compte dans la suite des temps : le paradis terrestre symboliserait la période des fiançailles, de l’amour platonique, avec ses illusions et ses charmes ; la chute serait le symbole du mariage, de l’union de l’homme et de la femme, de ce début d’une période plus sérieuse, avec ses joies sans doute, mais aussi ses peines, et ses durs soucis. Selon lui, la chute a fait perdre aux hommes, aux païens, tout au moins (car il met à part le Peuple de Dieu), tous les attributs de la nature humaine. Leurs facultés supérieures se sont atrophiées, leurs instincts animaux se sont développés au contraire, et leurs corps ont grandi et se sont fortifiés en proportion de la déchéance de leurs âmes. Les Géants de la Bible, les Cyclopes d’Homère et les Titans de la mythologie grecque, sont des réminiscences, disait-il, de ces brutes des premiers âges ; son imagination poétique se donne carrière dans l’étude de la période barbare, où vivaient ces ancêtres de l’homme actuel, dégénérés au point de devenir assez semblables aux singes anthropoïdes dont on a fait depuis si grand bruit. Ils ne marchaient même pas droits, le plus souvent ; ils étaient d’une force extraordinaire, tout velus, horribles à voir, d’une saleté repoussante et, pour le caractère, tout semblables à des bêtes féroces. Ils n’avaient évidemment ni langage, ni religion ; ils ne vivaient pas en société. C’étaient les dignes hôtes d’un monde où les animaux et les végétaux avaient des formes également monstrueuses. Et comment cet état de choses s’est-il modifié ? Comment de ce chaos primitif, de cette barbarie bestiale a pu sortir et se développer la civilisation ? It a suffi de quelques coups de tonnerre : « Primus in orbe deos fecit terror. » Ces géants ont eu peur, et la peur, par degrés, les a ramenés à la dignité d’hommes !

Il y aurait trop d’objections à faire, et cependant Vico se distingue, à son honneur, des évolutionnistes qui font naître le sentiment religieux de rien, et confondent la condition et la cause de son apparition. Pour lui, la peur n’est que la condition ; la vraie cause est dans la nature